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de finesse analysé plus tard par Pascal. « C'est, dit-il, une race d'une souveraine habileté, Genus summæ solertiæ. » Diodore de Sicile vante aussi sa pénétration (ταῖς διανοίαις ἐξεῖς). Strabon ajoute pourtant que ce peuple est simple et sans méchanceté (ámλcũv xai oủ xaxónûç); oui, mais non pas sans malice. Tel est, en effet, le caractère de la satire dans nos vieux fabliaux. Elle n'a rien de violent ni de haineux. Ce n'est ni la gaieté étourdissante d'Aristophane, ni l'hyperbole enflammée de Juvénal, ni le rire amer et sec de don Juan ; mais une malice enveloppée de bonhomie, l'ironie de Rabelais et de La Fontaine, le ton goguenard et légèrement sournois du paysan de la Picardie ou de la Champagne. Un autre sentiment qui domine chez les Gaulois, c'est celui de l'égalité, sentiment si impérieux, dit César, qu'on faisait tous les cinq ans un nouveau partage des terres. De là ce vieux levain d'incrédulité et d'opposition contre tous les pouvoirs, cette tendance à les amoindrir en les frondant. La Gaule ou la France, comme on voudra l'appeler, a toujours médit de ses maîtres. Esclave, elle tremble et obéit, mais se venge par la satire de ceux qui lui font peur. Elle conserve ses rois pendant quatorze siècles, en se réservant le droit de les chansonner; et l'on a pu dire d'elle avec raison qu'elle était une monarchie tempérée par le vaudeville.

Cette veine de gaieté gauloise se perpétue comme un signe de famille à travers toutes les transformations du caractère national. Les éléments romain et germanique viendront sc superposer tour à tour, sans l'effacer. Les bardes proscrits composent des chants satiriques contre Rome et ses légions: l'esclave gaulois les répète à voix basse. Plus tard, quand viendront les Barbares, les Gallo-Romains vaincus à leur tour railleront ces grands enfants du Nord, ignorants et brutaux, qui frottent leur chevelure avec du beurre rance, et chantent à tue-tête des refrains discordants1. Enfin, quand la féodalité se sera assise triomphante sur le sol, le paysan à sa charrue, le bourgeois au fond de sa boutique, retrou

1. Aug. Thierry, Réci ́s mérovingiɛns.

veront un reste de malice héréditaire pour médire de leur seigneur. Au xe siècle déjà, les bonnes gens du Puiset, assis devant leur porte, riaient et plaisantaient en voyant leur gros comte, le rival de Louis VI en embonpoint et en puissance, caracoler sur son cheval.

La satire est la plus complète manifestation de la pensée libre au moyen âge. Dans ce monde où le dogmatisme impitoyable au sein de l'Église et de l'École frappe comme hérétique tout dissident, l'esprit critique n'a pas trouvé de voie plus sûre, plus rapide et plus populaire, que la parodie. A côté du drame sérieux de l'histoire, s'organise la farce moqueuse avec ses contrastes heurtés, ses voix discordantes et ses costumes aux mille couleurs. Jamais peut-être, dans aucun temps ni dans aucun pays, la satire n'a été plus universelle et plus variée. Elle revêt toutes les formes, parle toutes les langues vielle, plume, pinceau, ciseau, sont autant d'instruments à son usage. Elle lance sur la place publique, par la bouche des ménestrels, les premières hardiesses de la liberté moderne; elle s'accroche grimaçante et capricieuse au portail des cathédrales et jusque sur la pierre des tombeaux; elle ramène au sein de l'Eglise les restes de la saturnale antique, dresse ses tréteaux profanes en face des mystères sacrés, et inaugure ce terrible pouvoir de l'esprit qui a tué tant de choses en France, et qui leur a survécu. Cette contre-partie du monde féodal et religieux forme une vaste trilogie dont chaque siècle est un acte, et dont chaque acte a son héros principal: au XIIe siècle, c'est Renart; au xive, le Diable; au xve, la Mort.

(Le grand choeur satirique du moyen âge s'avance pèlemêle, semblable au cortége de Bacchus, à cette foule lascive et désordonnée de Pans, de Faunes, de Silènes, de Bacchantes, tous hurlant, chantant, sonnant de la trompe ou battant des cymbales. Encore le dieu de Nysa, fils de l'imagination grecque, reste-t-il, au milieu de cette armée grotesque, comme le type de l'adolescence et de la beauté. La vieille mascarade gothique est cent fois plus risible et plus fantasque. Toutes les classes de la société, tous les règnes de la nature vien

dront se confondre dans cette immense cohue: chevaliers, moines, abbés, marchands, paysans, bourgeoises, religieuses, hommes et bêtes, papes et rois. En tête, paraît d'abord Renart, avec sa mine fûtée, son regard oblique et fauve, son museau étroit et allongé, qui flaire la malice et le sarcasme; puis son compère et son sucesseur, le Diable, personnage pattu, velu, crochu, séducteur bénin et moqueur impitoyable; enfin, la Mort, long, sec et pâle squelette, avec ses yeux caves, ses joues déchiquetées, son ventre vide, ses côtes fendues, entr'ouvertes, et son horrible mâchoire dégarnie qui grimace en riant. Ce sont là les trois coryphées de cette interminable procession qui, durant trois siècles, va se déroulant et serpentant autour des murs de la cathédrale et du château, à travers les rues, les places publiques, les cimetières, sur les degrés de la Sainte-Chapelle et dans la grande salle du Palais./ Parmi la foule des acteurs,.au premier rang on voit d'abord les troubadours et les trouvères, les ménestrels la vielle en main, les jongleurs, les saltimbanques, avec leurs chansons, leurs drogues, leurs singes et leur tambourin. D'un côté, de graves personnages en robe longue ou courte, gens d'Église et de Palais, observateurs silencieux, dont la lèvre plissée et le regard narquois trahissent une secrète pensée d'ironie et de médisance; de l'autre, la bande des Fous en casaque vermeille, agitant leur marotte, et faisant fumer l'encens des savates devant leur pape orné d'une mitre de carton; tout autour, un carnaval indescriptible d'hommes et d'animaux, de dragons, de salamandres, de personnages à la face noircie ou enfarinée. Au milieu de cette confusion, la grotesque monture de Silène, ennoblie un moment par Jésus-Christ, l'Ane entrant triomphalement dans le temple, avec son air bête, ses longues oreilles, burlesque chef d'orchestre, à la voix duquel mille poitrines se hâtent de braire de toute la force de leurs poumons; puis encore la bande infernale des pestiférés, des convives de la Mort, la danse Macabre. A l'arrièregarde, enfin, la troupe des Basochiens et des Enfants sans soucy, jeunes et joyeux écervelés, qui s'en vont enterrer

gaiement le moyen âge, sans s'inquiéter du lendemain. C'est l'histoire de cette singulière puissance que nous allons essayer de raconter. Nous la verrons côtoyer partout l'histoire sérieuse et s'y mêler le plus souvent; jeter, au milieu de la lutte des partis et du conflit des ambitions, ses traits piquants, ses allusions malignes, ses aigres censures, et parfois aussi ses éloquents anathèmes, ses généreuses protestations. Notre point de départ sera le xe siècle, le moment où s'éveille, avec les universités et les communes, l'esprit laïque et bourgeois; notre point d'arrêt, le xvie siècle, l'heure où s'ouvre avec la Renaissance et la Réforme une ère nouvelle.

Cette limite n'est point arbitraire: elle nous est imposée par les faits eux-mêmes et par les divisions générales de notre histoire. La lutte s'arrête naturellement où finit la vie du moyen âge. Sur ses ruines va s'élever un autre monde, qui aura ses grandeurs, ses misères et ses contradictions. L'esprit de critique et d'opposition reparaîtra bientôt avec un autre caractère, plus agressif, plus dogmatique et plus hautain il s'appellera tour à tour libre examen, hérésie, philosophisme, et sous ces noms divers reproduira l'éternelle antithèse qui s'agite au fond de toute société. Plus tard nous pourrons le suivre à travers les temps modernes : qu'il nous suffise aujourd'hui d'en avoir retracé le début, la marche et les progrès au moyen âge. La course est assez longue pour que nous ayons le droit de nous arrêter.

:

État de la société.

CHAPITRE II

XII SIÈCLE.

Naissance de l'esprit bourgeois et laïque.
Francs-bourgeois, francs-maçons,

Universités.

Communes.
francs-chanteurs.

A la fin du xie et au commencement du XIe siècle, le monde est partagé entre deux puissances, l'Église et la Féodalité. L'une a produit la papauté, l'autre la chevalerie. Leur miracle commun a été la croisade, la première surtout, car les expéditions suivantes deviennent des guerres politiques, où les intérêts humains prennent une grande part. La première croisade au contraire est tout entière l'œuvre de l'enthousiasme religieux et féodal. Qu'y voyons-nous en effet? le souffle des prédicateurs passant sur l'Occident, comme l'esprit de Dieu sur les eaux à l'époque de la création ; un magnifique élan provoqué et dirigé par le saint-siége; une épopée gigantesque, où tous les grands coups d'épée sort portés par la chevalerie. Les chefs de l'expédition sont des barons, Godefroy de Bouillon, Raymond de Toulouse, Tancrède, Bohémond, etc. Richard lui-même, le héros de la troisième croisade, est plutôt un chevalier qu'un souverain: le vrai roi, c'est Philippe Auguste, qui laisse prudemment la gloire à son rival, et revient en France poursuivre une guerre moins héroïque et plus lucrative.

Les croisades ne profitèrent guère qu'à ceux qui ne les avaient point faites. Pour suffire à cette tâche immense, tenir en haleine l'Europe pendant deux siècles et la précipiter

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