Imágenes de página
PDF
ePub

De faire chevalerie

N'estes vos mie alosés.

Ainçois estes miex mollés

A savoir de sirurgie.

Il finit en déplorant le sort de la France, tombée sous le joug d'un homme et d'une femme indignes de la gouverner: «La France est bien abâtardie, entendez-vous, seigneurs barons, quand une femme la tient en sa puissance, et une femme telle que vous savez. Lui et elle, côte à côte, la conduisent de compagnie. Celui qui est depuis peu couronné n'a de roi que le nom. »>

Bien est France abatardie,

Signor baron entendés, etc.

La vertu de Blanche de Castille n'est guère plus épargnée que l'honneur de Thibaut. Un autre rimeur anonyme ose même la flétrir du nom de dame Hersent, l'impudique femelle d'Ysengrin (le loup), dans le roman de Renart. Qui se douterait aujourd'hui que cette passion restée si poétique dans l'histoire, grâce aux vers de Thibaut, eût été ainsi transformée par l'esprit de parti à l'origine? Depuis, les historiens ont agité ce délicat problème, sans pouvoir le résoudre. Heureusement pour la mémoire de la reine, son platonique adorateur ne nous l'a fait connaître que par de chastes et respectueux couplets. Il n'a point, comme l'ami d'une autre régente, laissé après lui quelques-uns de ces carnets compromettants, où l'œil exercé d'un érudit vient surprendre après deux siècles le secret d'une tendre liaison. Il est permis de croire aujourd'hui, et c'est là notre conviction, que Blanche de Castille sut user avec une prudente coquetterie de son ascendant sur le comte de Champagne, au profit du roi et de la France; qu'elle inspira plus d'amour qu'elle n'en ressentit, et, sans promettre, laissa espérer beaucoup plus qu'elle n'accorda.

En dépit des menaces, des intrigues et des chansons, une fine et délicate main de femme avait suffi pour embrouiller

ou rompre les fils de cette terrible coalition. Les barons surpris, divisés ou trahis les uns par les autres, finirent par se chansonner entre eux, s'accusant de mollesse, de lenteur et d'hésitation. Un moment, cependant, ils reprirent courage, quand le roi fut arrivé à sa majorité. C'est à cette époque qu'appartient la troisième chanson du seigneur de. la Ferté. Il exhorte le jeune souverain à se débarrasser de la domination des prêtres et des femmes, à se reposer plutôt sur ses barons qui l'aideront à chasser l'Anglais.

<< Renvoyez les clercs chanter dans leur église.... Roi, il est bien vrai cet adage qui dit que les femmes savent toujours nuire à celui qui veut aimer ses barons. >>

Et faites les clers aler
En lor église chanter.

Rois, la prophecie
Qu'on dit ne ment mie,
Que feme sut cel grever
Qui ses barons volt amer.

Saint Louis n'écouta pas ces conseils : il trouva le moyen de vaincre les Anglais à Taillebourg, sans cesser d'être le fils soumis de Blanche de Castille, qui garda jusqu'à sa mort une grande part de l'autorité. Ces doléances de la noblesse se renouvelèrent plus d'une fois. Quand parurent les Établissements qui défendaient les guerres privées et le duel judiciaire (1270), les barons déplorèrent la chute des justices seigneuriales comme une calamité publique, comme une atteinte à la franchise des fiefs, et une détestable invention du diable ou de messire Robert Sorbon, conseiller du roi. Jusqu'au dernier moment, l'esprit féodal tenta de protester contre les réformes par les armes, les remontrances et les chansons.

<«<< Gens de France, vous voilà bien ébahis! Je dis à tous ceux qui sont nés dans les fiefs, de par Dieu! vous n'êtes plus francs; on vous a privés de vos franchises, car vous êtes jugés par enquête... Douce France ! Il ne faut plus t'ap

peler ainsi, mais il faut te nommer un pays d'esclaves 1. »

Ces résistances et ces critiques vinrent se briser contre la douce opiniâtreté du roi. Et cependant, chose remarquable! parmi tant de récriminations, le caractère de Louis IX reste à l'abri de toute atteinte. On impute le mal à sa mère, à ses conseillers, au diable qui vient le tenter: on se plaint de sa bonté et de sa faiblesse : on ne soupçonne jamais ni sa loyauté ni sa vertu.

«< Hélas! loyauté, pauvre chose ébahie, vous ne trouvez personne qui ait pitié de vous. Vous pourriez avoir force et être sur pied, car vous êtes l'amie de notre roi. »

Hé! loiauté, povre chose esbahie,
Vous ne trouvez qui de vous ait pitié,
Vous éussiez force et povoir et pié,
Car vos estes à nostre roy amie.

Mais tous ces barons qui, dans un accès de mauvaise humeur, riment un sirvente en revêtant le casque et le harnais, ne représentent qu'une face incomplète et égoïste de l'esprit critique au XIe siècle. C'est ailleurs qu'il faut aller le chercher, parmi les chanteurs populaires, dans la pauvre chambre où Rutebœuf rimaille, jeûne, grelotte, et, tout en soufflant dans ses doigts, trouve encore assez de malice et de gaieté pour narguer la richesse, l'orgueil et l'indifférence des gens heureux.

Rutebœuf.

Rutebœuf est de la famille des poëtes qui meurent à l'hôpital, quand ils ont la chance d'y trouver un lit. Il eut toute espèce de malheurs, d'abord celui de se marier. Sa femme, c'est lui-même qui nous l'apprend, n'était ni jeune, ni belle ni riche, n'apportant en dot qu'une déplorable fécondité, déjà cntreprise, c'est-à-dire malade ou enceinte, lorsqu'il la prit :

1. Le Roux de Lincy, t. I.

Tel fame ai prise

Que nus fors moi n'aime ne prise,
Et s'estoit povre et entreprisc,
Quant je la pris.

Après le mariage vinrent les enfants, puis les maladies, misère sur misère. Rien de plus triste que ce pauvre ménage de poëte, toujours souffrant et affamé, abrité dans une mauvaise chambre ouverte à tous les vents, sans autre meuble qu'un lit de paille, une table vermoulue, et l'espérance du lendemain. Rutebœuf nous a laissé tout au long le piteux inventaire de sa pauvreté. Il se débat comme il peut au milieu de cet enfer, écrivant aujourd'hui une satire contre l'indifférence du siècle, demain une supplique bien attendrissante au roi Louis IX, qui a pitié de tout le monde même des jongleurs 1.

Sire, je vos fais asavoir

Je n'ai de quoi do pain avoir :
A Paris sui entre tous biens,
Et n'i a nul qui i soit miens 2.

(La Povreté Rutebœuf.)

Issi sui com l'osière franche,
Ou com li oisiaus seur la branche,
En esté chante.

En yver plor et me gaimante 3,

Et me desfuel ausi com l'ente 5,
Au premier giel.

(La Griesche d'yver.)

De temps à autre, à force de prières, d'esprit et même. d'éloquence, car il en a, il obtient un écu et un manteau. Alors, tout joyeux, il s'en va trouver ses amis; mais là on joue, et Rutebœuf à toutes ses misères joint encore la pas

1. Louis IX exempta les ménestrels et jongleurs de tout droit de péage sur les ponts. I ordonna qu'ils s'acquitteraient par un air de vielle ou par une gambade de leurs bêtes. De là le proverbe : « Payer en monnaie de singe. »

2. Édit. Ach. Jubinal, 1874, t. I, p. 1.

3. Lamente.

4. Défeuille.

5. Greffe.

sion du jeu : « Les dés me tuent, » s'écrie-t-il avec le triste sentiment de son impuissance à résister:

Li dé m'ocient,

Li dé m'aguétent et espient,

Li dé m'assaillent et deffient.

Les dés finissent par lui prendre son écu, puis son manteau. Il revient au logis la tête basse, les mains vides, n'osant huchier (frapper) à la porte; tant il craint les reproches de sa femme et les larmes de ses petits enfants.

Certes, Rulebœuf n'est pas un modèle de bonne conduite, de moralité privée, d'économie domestique: il a tous les vices d'un bohémien coureur, dépensier et libertin. Cependant quelque chose nous touche en lui: c'est la naïveté avec laquelle il avoue ses torts; c'est, au milieu de toutes les humiliations de la misère, un certain fond d'indépendance, une fierté d'honnête homme, qui reparaît çà et là et le relève à ses propres yeux. Il songe qu'après tout ses vers sont lus, récités et applaudis sur les places publiques, dans les châteaux, le soir à la veillée, tandis que lui meurt de faim. Il s'indigne en voyant tant d'hommes, dont il a déridé le front, rester insensibles à ses souffrances. « Je ne suis pas ouvrier des mains! » s'écrie-t-il avec amertume, et il semble se demander pourquoi l'écrivain n'aurait pas son salaire, comme l'artisan. Ruteboeuf reçoit bien de loin en loin une aumône, un bienfait de quelque baron ou du roi lui-même en échange d'un couplet; mais il n'est le commensal ni le pensionnaire attitré d'aucune grande famille ! C'est le poëte populaire dans toute sa liberté et dans tout son isolement, avec les instincts supérieurs de l'écrivain, à une époque où l'imprimerie n'existe pas encore pour le faire vivre. Aussi, quand la misère sera trop grande à la maison, quand les enfants crieront trop fort, il composera quelque coq-à-l'âne grossier, quelque plate et insipide bouffonnerie à l'usage du peuple, comme le Dit de l'Erberie : le poëte se fera jongleur pour arracher à la gaieté de la foule un mor

« AnteriorContinuar »