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mêlé aux solennités de l'Église. N'était-ce pas lui en effet qui avait parlé autrefois à Balaam, lui qui avait conduit la sainte famille en Égypte, et ramené Jésus triomphant dans Jérusalem sous une pluie de fleurs et de rameaux verts? Aussi l'Église se parait-elle de ses plus beaux atours pour le recevoir. Il arrivait magnifiquement harnaché jusqu'au milieu du chœur; là, il lui fallait subir jusqu'au bout les honneurs d'un facétieux cérémonial. Son gros ceil stupide contemplait, sans les comprendre, les salutations et les génuflexions du clergé ses épaisses narines humaient l'encens qu'on faisait fumer devant lui. Puis toute l'assistance entonnait le fameux couplet :

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ajoutant à ce refrain un immense concert de hi han! hi han! que le héros de la fête couvrait bientôt de sa formidable voix. Du Cange nous a laissé dans son Glossaire1 une analyse très-détaillée de cet office d'après le rituel de Reims. C'est un véritable drame mêlé de dialogue et de chant, où figurent les principaux personnages de la Bible, Moïse, Aaron, Isaïe, Balaam monté sur son âne, prophétisant la venue du Christ. Ailleurs c'était la Vierge elle-même représentée par une jeune fille tenant un enfant dans ses bras, qui arrivait vêtue de blanc et triomphalement portée sur un âne. Ces fêtes d'abord naïves ne tardèrent pas à dégénérer en désordres el en grossières obscénités. De bonne heure, les esprits sérieux se montrèrent alarmés de ces restes impurs du paganisme, qui se perpétuaient, s'aggravaient au sein de l'Église,

1. Au mot Festum asinorum, où se trouve ce refrain complet en français après chaque stance latine:

Hez, sire asnes, car chantez,
Belle bouche rechignez,
Vous aurez du foin asssz,
Et de l'avoine à plantez.

et pouvaient fournir un texte aux attaques de ses ennemis. Dès la fin du XIe siècle, Eudes de Sully, évêque de Paris, rendit une ordonnance contre la fête des Fous. Une bulle d'Innocent III, un décret de la Faculté de théologie en 1444, un édit du concile de Bâle, un autre du concile de Sens en 1460, reproduisent la même interdiction. Mais pendant longtemps encore, bulles, édits, décrets, tout fut impuissant. Cet usage, entré profondément dans les mœurs du peuple, trouvait surtout dans le bas clergé de fanatiques partisans. Deux chanoines d'Évreux, pour avoir voulu s'y opposer, furent pendus par les clercs au clocher de la cathédrale. Tandis que le grand réformateur de la discipline ecclésiastique, Gerson, écrivait une éloquente diatribe contre ces bouffonneries sacriléges, un docteur d'Auxerre soutenait publiquement, en pleine chaire, que la fête des Fous était aussi légitime, aussi sainte que celle de la Conception de NotreDame. Digne ancêtre de Rabelais, il s'écriait d'un ton de gaillardise épicurienne, qui sentait un peu la dive bouteille : << Les tonneaux de vin crèveraient si on ne leur ouvrait quelquefois la bonde ou le fosset pour leur donner de l'air. Or, nous sommes de vieux vaisseaux et des tonneaux mal reliés, que le vin de la sagesse ferait rompre, si nous le laissions bouillir ainsi par une dévotion continuelle au service divin. C'est pour cela que nous donnons quelques jours aux joies ct aux bouffonneries, afin de retourner ensuite avec plus de ferveur à l'étude et aux exercices de la religion. » Les provinces du Midi, plus entêtées dans leurs souvenirs païens, furent les dernières à céder. En 1620, le concile provincial de Bordeaux était encore obligé de condamner formellement les danses qui se célébraient dans l'église le jour de la fête des Fous. En 1645, Neuret1 adressait à Gassendi une longue plainte sur les cérémonies païennes de son diocèse. Il y a quelques années à peine, la procession du roi René rentrait avec le pape ou le roi des Fous à sa tête dans la cathédrale d'Aix; mais cette mascarade de revenants, organisée par la

1. Querela ad Gassendum de parum Christianis Provincialium suorun ritibus.

municipalité, ne rencontra que l'indifférence et ne produisit que l'ennui elle eut à peine le succès du bœuf gras.

Chassée du temple, la bande des Fous alla se recruter parmi les laïques. Elle forma l'une de nos premières troupes dramatiques sous le nom de société de Sots ou de la Mere Sotte. A l'exemple de Paris, les villes de province organisèrent des confréries de farceurs chargés d'entretenir la malice et la gaieté publique. Telles furent les sociétés des Coqueluchiers et des Cornards à Évreux et à Rouen, celles de la Mère Folle à Dijon, du Prévôt des Étourdis à Douai, du Prince d'Amour à Lille, etc. Chaque année, à l'époque du carnaval, ou bien encore le jour de la Saint-Barnabé, patron de la confrérie, l'abbé des Cornards coiffait sa mitre ornée de grelots, prenait sa crosse, enfourchait son âne, et parcourait, suivi de son chapitre, les rues de la ville ct les villages de la banlieue. Cette visite annuelle était une parodie de celle que les évêques faisaient eux-mêmes dans leur diocèse. L'abbé apportait à ses ouailles ses homélies grotesques et ses malignes bénédictions. Dans le trajet, les couplets et les bons mots pleuvaient comme grêle, sur les présents et les absents: on y faisait allusion aux événements publics, aux caquets de la ville; on y chansonnait les fréquentes visites du prieur de Saint-Taurin à la dame de Venisse, sa voisine:

Vir monachus in mense jolio
Egressus est e monasterio.
C'est dom de la Bucaille,

Egressus est sine licentia,
Pour aller voir donna Venissia,
Et faire la ripaille 2.

Heureusement, le latin venait de temps à autre couvrir ou atténuer la crudité de ces satires. D'abord, les Cornards usèrent sagement de leurs prérogatives: Hi primum, nous

1. Ce mot signifiait d'abord visionnaire. Dans la farce de Patelin, le juge, impatienté des quiproquos de M. Guillaume, s'écrie: «Sommes-nous bec-jaunes ou cornards? »

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dit du Cange, ridendo castigare mores, atque in omne quod turpiter factum fuerat, ridiculum mittere. Après tout, ce droit de censure publique avait peut-être son bon côté : il attaquait des ridicules ou des scandales que la loi ne pouvait atteindre et qui relevaient seulement de l'opinion. Mais peu à peu la liberté devint licence, la satire diffamation. L'autorité dut intervenir, et la joyeuse société succomba. Ce fut sans nul doute un grand deuil pour les farceurs normands. La dignité d'abbé des Cornards avait été longtemps un objet de brigues et de cabales, comme celle de maire ou d'échevin. L'heureux élu, dans certains jours, avait le droit de tout dire et de tout faire, même des cardinaux, s'il faut en croire les lettres patentes accordées à un certain Jacques de Montalinas, qualifié du titre de fils naturel et illégitime Filio nostro naturali et illegitimo Jacobo a Montalinasseo.

La Mère Folle de Dijon obtint encore plus de célébrité et de durée. Philippe le Bon l'avait reconnue solennellement par lettres patentes en 1454. Ami du rire et des libres propos, il voulut que, dans son duché, les fous pussent, à tout le moins une fois l'an, s'ébattre sans être repris par les sages. Il leur recommandait, il est vrai, d'en user doucement, pendant un jour ou deux; car le bon duc, si indulgent qu'il fût, n'aimait ni l'excès, ni le désordre:

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Quand la Bourgogne fut réunie au domaine royal, Louis XI, dans la joie de ce bel héritage, confirma les priviléges de la société; il lui octroya une charte qui fut revêtue du sceau de l'évêque de Langres et du seigneur de Beaudrimont, gouverneur de la province. Le roi qui, dans

1. Du Tilliot. Ibid.

ses bons moments, n'était pas non plus l'ennemi du rire, pouvait bien laisser à ces honnêtes bourgeois de Dijon un Jour de liberté en échange d'une année d'obéissance, de devoirs fidèlement remplis et d'impôts exactement payés. Grâce à ces hauts patronages, la Mère Folle prospéra et survécut même à sa sœur la Mère Sotte de Paris. La société avait son budget, ses archives, sa garde d'honneur, son char armorié son étendard et son grand sceau avec sa devise: Stultorum numerus est infinitus. Elle constituait dans le pays une véritable puissance: sa juridiction s'étendait sur les gens de tous états. Dès qu'un scandale public ou privé, mariage ridicule, querelle conjugale, séduction clandestine, mettait en émoi la cité, l'infanterie dijonnaise était sur pied, cornettes déployées, marotte en main. Malheur à qui tentait de lui résister ou de se fâcher! De hauts seigneurs, de graves magistrats (la magistrature riait beaucoup en France autrefois) se faisaient gloire de s'enrôler sous ses drapeaux. C'était un brevet de bel esprit et de joyeux convive, deux qualités trèsprisées alors. La réception des membres se faisait en vers, où l'on exigeait sans doute plus de bonne humeur que de prosodie. Au xvío siècle, un prince de Condé, un comte d'Harcourt obtenaient encore par brevet cette grotesque dignitė. Puis, comme toutes les choses de ce monde, la Mère Folle vit son prestige décliner. De nouvelles mœurs s'étaient introduites: la décence, l'étiquette, la gravité extérieure avaient passé de la cour à la ville et à la province. La farce, le gros rire et les mascarades n'amusaient plus que les habitués du Pont-Neuf. Le Régiment de la Calotte, au temps de Louis XV, organisé par quelques beaux esprits de la cour et quelques gens de lettres mécontents, fut le dernier effort de ces sociétés mourantes: il n'aboutit qu'à une plate et ridicule parodie de l'Académie française. De nos jours Désaugiers ramena un moment la Mère Folle triomphante au sein du Cuveau. C'est encore là, dit-on, qu'elle rassemble parfois sans bruit ses derniers adeptes. Mais elle n'a plus juridiction sur le public. et garde pour elle son esprit et ses couplets.

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