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gagné non plus à cette métamorphose. En échangeant sa robe trouée d'avocat contre la robe fourrée du juge, il a perdu la moitié de sa verve et de sa gaieté. Comme Renart et Figaro, à la fin de leur carrière, il s'est fait pesant, radoteur et chagrin par ennui ou par devoir de position. Malgré tout, sa popularité durera longtemps encore: il restera sur la scène le héros connu et préféré du public; il survivra aux périlleuses épreuves des remaniements et des résurrections. Rabelais lui empruntera une partie de ses locutions, de ses proverbes et de ses bons tours. Son nom rappellera un type désormais ineffaçable, et, grâce à lui, la langue s'enrichira de deux mots nouveaux et expressifs, patelinage et pateliner. Après ce chef-d'œuvre de la farce bourgeoise, que peut-on citer dans le même genre? Il faut arriver à la farce politique : encore n'a-t-elle rien produit de comparable, à beaucoup près.

Son antiquité. veau Monde.

CHAPITRE XXIII

COMÉDIE POLITIQUE

Les États de 1484.

-

- L'Ancien Monde. - Le Nou

- Pierre Gringore: Aristophane à Paris. du Prince des Sots.

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Le Jeu

Malgré sa longue enfance, le théâtre s'était emparé de bonne heure des questions politiques ou religieuses, qui agitaient la société. Dès le commencement du xe siècle, un troubadour, Anselme Faydit, écrivait et faisait représenter à la cour de Boniface, marquis de Montferrat, ami du comte Raymond et fauteur des Albigeois, un drame satirique intitulé l'Hérésie des Pères. Adam de La Halle lui-même, dans le Jeu de la Feuillée, tout en gourmandant les bourgeois et bourgeoises d'Arras, se permettait de critiquer une bulle récente du pape Alexandre IV: son compatriote Jean Bodel mêlait au miracle de saint Nicolas de nombreuses allusions au désastre de la Massoure. Quelques années plus tard, le Jeu et complainte de Pierre de la Broce était une espèce de satire dramatique, écrite à l'instigation de la noblesse contre ce barbier devenu ministre et favori intime de Philippe III. Sous le règne suivant, au milieu des querelles avec le Saint-Siége, tandis que les clercs de la Basoche et les écoliers de l'Université conduisaient à travers les rues de Paris la procession du Renart, un rimeur provençal, Luco de Grimauld, composait plusieurs comédies où le pape et René d'Anjou étaient vivement atta

1. Histoire du théâtre français, par les frères Parfaict, t. I. 2. Publié par Achille Jubinal; librairie Techner, 1835.

qués. L'absence à peu près complète de documents sur ces premières ébauches de comédie politique nous condamne à de simples conjectures, pour toute la durée du xive siècle et la première moitié du xvo. On n'a conservé aucun de ces drames armagnacs et bourguignons, empreints de toutes les passions du temps: calomnies en action, qui avaient tour à tour pour dénoûment l'assassinat de Louis d'Orléans et de Jean sans Peur. Ils ressemblaient sans doute à ces farces furieuses que huguenots et catholiques échangeaient un siècle et demi plus tard, comme autant de coups de pistolet, entre les journées de Dreux et de Montcontour chaque parti injuriait et déshonorait le parti contraire, en attendant qu'il pût l'immoler. L'histoire des lettres n'a pas beaucoup à regretter la perte de ces œuvres, où la colère tenait plus de place que l'esprit.

Le théâtre, redevenu plus calme sous Charles VII, trouva dans Louis XI un protecteur. Par reconnaissance, et aussi par crainte, il dut s'imposer une prudente réserve à l'endroit des matières politiques, surtout à mesure que le roi vieillissait. Son audace se réveilla au milieu des troubles de la minorité. Les États de 1484 venaient de s'ouvrir : les trois ordres, écrasés sous la main du vieux despote, arrivaient avec leurs cahiers pleins de griefs et de doléances. Le seigneur de La Roche, député de Bourgogne, ne fut pas le seul à faire entendre quelques-unes de ces hardies vérités, qui réjouissaient plus tard le cœur de Mézerai. Le tiers état n'avait guère d'autre droit que de se plaindre: il en usa largement, pour accuser non plus seulement le pouvoir royal, mais les ordres privilégiés, le clergé et la noblesse, qui lui laissaient porter le faix des impôts, et payer en outre les frais de leurs rivalités, de leurs complots et de leurs prétendues ligues du bien public. Le théâtre se fit l'écho de ces récriminations; animé d'un esprit bourgeois et libéral, il prit la défense du pauvre Commun. Peut-être faut-il rapporter à cette époque, ou du moins aux souvenirs qu'elle avait laissés, une farce politique dont les trois principaux personnages sont Église, Noblesse et Povreté. Les deux premières, grandes da

mes fort glorieuses et fort entêtées de leurs priviléges, s'annoncent magnifiquement :

ÉGLISE.

C'est moy, c'est moy qui suis la mère Église,
C'est moy, c'est moy qui fais seule à ma guise.
Je sauve et damne mon intencion.

NOBLESSE.

C'est moy qui suis Noblesse la grant dame,

Qui n'ay jamais soucy ne crainte d'âme.

Soit bien, soit mal, comme il me plaist est faict 1.

Povreté arrive à son tour, maigre, sèche, pâle, mal vêtue, répétant d'un air piteux et d'une voix dolente :

C'est moy qui suis Povreté simple et fresle,

C'est moy en qui famine, deuil, se mesle,
Soucy, travail et désolacion.

La pièce, dépourvue d'intrigue comme la plupart des moralités, n'est que le développement dramatique de cette vieille maxime d'Horace renouvelée depuis par La Fontaine :

Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi:

Hélas! on voit que de tout temps

Les petits ont pâti des sottises des grands.

Église et Noblesse ont sali leur linge et veulent le mettre à la lessive. Elles ont fait choix de Povreté pour le laver: celle-ci accepte, car elle a besoin de gagner sa vie en travaillant. Il lui faut suer à la peine, tant le linge est couvert des taches de simonie, de luxure, d'avarice, de lâcheté, de trahison, etc. Enfin, elle frotte et frotte si bien qu'elle le nettoie ou à peu près, l'étend, le fait sécher au soleil et le rapporte sur son dos. L'ouvrage achevé, la bon ne servante réclame son salaire; mais on l'accueille cn se moquant d'elle. Église la toise d'un air superbe :

Tu es trop povre crocheteur
Pour porter quelque bénéfice.

1. Génin. Préface de Maître Patelin.

Alors, toute confuse, elle se retourne vers Noblesse et lui crie à mains jointes:

Ayez pitié de Povreté.

Mais Noblesse invoque l'antiquité de la coutume, ce précieux fondement de tous les abus:

Puisque tousjours as povre esté,
De nous deux porteras le faix.

Et les deux grandes dames s'en vont riant et chantant, comme don Juan quand il a congédié M. Dimanche. Povreté reste seule en proie à ses tristes réflexions. A quoi rêvait-elle alors? Nul ne s'en doutait; elle-même l'ignorait peut-être trois siècles plus tard, après y avoir bien pensé, elle le savait.

De pareils divertissements pouvaient mener loin les acteurs et le public. A peine tolérables au sein d'une démocratie, il fallait les embarras d'une minorité ou la bonhomie politique d'un Louis XII pour les rendre un instant possibles en face de la royauté. Un mot imprudent avait excité la colère de Charles VIII, et fait suspendre les représentations de la Basoche. A l'avénement du nouveau roi, les clercs relevèrent triomphalement leurs tréteaux. Une des meilleu res soties politiques qui nous soient restées signala cette résurrection. Elle a pour titre le Vieux Monde. On connaît la piquante allégorie sous laquelle Aristophane a personnifié le peuple athénien dans la comédie des Chevaliers, le type de ce Démos, vieillard grondeur et un peu sourd, vain, sensuel, crédule, bon homme au fond, mené et volé par ses esclaves. Le Monde est fait à son image : lui aussi est un vieillard décrépit, ennuyé, qui tousse, crache, bâille et s'écrie en hochant la tête :

C'est grant pitié que de ce povre monde1!

Abus arrive et lui conseille de prendre du repos: il s'apitoie sur ses fatigues et le cajole d'une voix qui rappelle 1 Histoire du théâtre français par les frères Parfaict, t. II.

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