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Ce nom maudit retentissait à l'oreille du pauvre échappé comme dans un affreux cauchemar: il s'impatienta et commença par faire tordre le cou à tous ces oiseaux bavards et mal-appris, en ayant soin de prendre le nom des propriétaires pour s'en servir au besoin. Les sergents chassèrent et fustigèrent les enfants; enfin, défense fut faite, sous peine de la hart, de chanter ou composer satires, virelais, rondeaux, ballades ou libelles en opprobre du roi. Ces mesures énergiques mirent un terme à la gaieté publique. Mais plus d'un bon mot, plus d'un couplet malin circula encore de bouche en bouche: puis, comme il arrive toujours, on se lassa de rire avec le temps; de nouveaux événements et de nouveaux scandales attirèrent l'attention. Louis XI, impatient de réparer sa faute, songeait à mettre les rieurs de son côté.

Charles le servit à souhait par ses folles attaques contre la Suisse et la Lorraine. Les journées de Granson et de Morat furent célébrées comme des victoires nationales par les poëtes français. En fait, Louis XI y gagnait autant que les Suisses, ses bons amis. Ceux-ci avaient payé de leurs personnes et de leur sang; lui s'engagea volontiers à fournir l'argent et les couplets. Le duc, furieux, tourna sa rage d'un autre côté il vint chercher, sous les murs de Nancy, un nouvel échec et la mort. Quand ce haut et puissant souverain, dont l'ambition inquiète agitait le monde depuis dix ans, fut étendu par terre, enfoui dans la fange d'un marais, et la face à demi rongée par les loups, il y avait là, ce semble, de quoi attendrir et calmer toutes les haines. Touché d'une telle infortune, le duc René, qui avait tant à se plaindre, donna en pleurant l'eau bénite à son ennemi. Commines lui-même, malgré sa réserve, ne peut contenir son émotion et s'élève presque à l'éloquence en rappelant ce désastre: <«< Dieu lui veuille pardonner ses péchéz ! Je l'ay veu grant et honnorable prince... Il désiroit grant gloire et eust bien voulu ressembler à ces anciens princes, dont il a esté tant parlé après leur mort... Or sont finees toutes ces pensées. >> Mais la race irritable de chroniqueurs et des rimeurs ne se

tint pas pour satisfaite. Une guerre de déclamations solennelles et de malédictions implacables s'engagea autour de ce cercueil, où le Téméraire eût dû au moins trouver le repos. Les hérauts poétiques de la maison de Bourgogne enflèrent leurs trompes,et versèrent de bruyants ruisseaux de larmes, pour honorer la mémoire du défunt. Les rimeurs gagés du roi de France s'acharnèrent après cette ombre de Charles, grande encore dans le tombeau, malgré sa défaite, et la poursuivirent jusqu'aux enfers. Une pièce du temps parut sous ce titre : Nouvelles portées en enfer par un hérault de la mort du feu duc de Bourgogne, le jour qu'il fut tué en bataille devant Nancy. L'auteur commence par célébrer la gloire du duc René et de la ville de Nancy; puis, se tournant contre le duc Charles, il maudit son orgueil, sa trahison, et le montre gisant dans le cercueil, avec une énergie d'expressions parfois heureuse, qui fait songer aux belles strophes de Malherbe :

Et dans ces grands tombeaux, où leurs âmes hautaines
Font encore les vaines,

Ils sont rongés des vers.

Et à cette magnifique rêverie de Lamartine, auprès de l'écueil de Sainte-Hélène :

Il est là!... sous trois pas un enfant le mesure.

Or gist en vers couché soubs un cercueil,
Qui siz piés a tant seulement d'espace.

Malheureusement la colère l'emporte; l'injure du partisan vient trop vite remplacer l'émotion du poëte :

Bien doit avoir aux enfers lieu et place,
Car il n'ayma onques paix ne concorde,
Ne n'eust pitié, foy, ne misericorde,
Mais cruaulté, félonnie et rancune;

Qui veult le pleure, Dieu j'en loue et fortune.

Ce dernier vers surtout est peu chrétien. Louis XI se fût signé en l'entendant; mais, au fond, il n'en eût pas été fâché.

Les poētes le savaient. Aussi toutes les ballades composées alors sous son inspiration portent la trace de son impitoyable rancune. On y sent un certain esprit aigre, sec, goguenard, peu généreux et peu élevé; la petite joie maligne du bourgeois qui se frotte les mains en riant des malheurs, de l'imprévoyance et de la maladresse de son ennemi.

Il a très mal son latin entendu,

Et à son cas simplement 1 regardé.
Il a trouvé avoir ung peu tardé
Au desloger du pays de Lorraine,
Car à la fin il y est demouré,

Et les moutons, la toison et la laine.

En revanche, le poëte célèbre la sagesse et l'habileté du roi de France:

Puisqu'il est mort, ayons bonne espérance,
Car celluy seul à qui Dieu a aydé

S'est travaillé de mettre paix en France.

Pourtant, la mort de Charles n'arrêta pas les hostilités. L'archiduc Maximilien, qui venait d'épouser l'héritière de Bourgogne, entreprit de relever l'honneur de sa maison en allant mettre le siége devant Thérouanne. Une bataille s'engagea près de Guinegate. Les Français furent battus au moment où ils se croyaient vainqueurs et se dispersaient pour le pillage. La maison de Bourgogne emboucha toutes ses trompettes pour célébrer cet exploit si désiré. Cette fois ce ne fut plus Chastelain qui se chargea d'invoquer Phébus et Triton. Mais il trouva un digne émule, plus emphatique encore et plus bavard que lui, dans la personne de Jean Molinet, chanoine de Valenciennes. Le bon chanoine, en qui se trouvaient réunies l'emphase bourguignonne et l'exubérance flamande, après avoir demandé pardon au public de son insuffisance et de sa brièveté, composa sur ce sujet une complainte en trente couplets. C'est le modèle le plus parfait de platitude solennelle et érudite. Le chantre de Maximilien ne se contente pas d'invoquer Triton et sa trompe argentine; il

1. Sottement.

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appe le à son aide Clio, Amphion, Mercure, Apollon, Arion, tous les chanteurs et harpeurs célèbres. Puis viennent les instruments à cordes et à vent, qu'il évoque l'un après l'autre, et par leur nom. Enfin, comme si ce n'était point assez de ce vacarme poétique et musical, il exhorte encore les petits enfants à chanter de toutes leurs forces:

Chantez, nottez, deschantez, gringotez,
Petitz enfans qui sçavez contrepoinct,

Et nous monstrez par voz chantz fleuretez
Comment François ont esté escrotez.

Le terrible chroniqueur, une fois lancé, ne s'arrête plus dans ses rimes et ses accumulations belliqueuses. C'est un véritable massacre, une épouvantable mêlée d'épithètes et de participes:

Chantez comment François furent domptez,
Battuz, boutez, pillez, esparpillez,

Desordonnez, desrompuz, desmontez,

Desbrigandez, desfaictz, desbarretez:

Et il ajoute tout essoufflé :

Onques Flamans ne furent si vaillans.

Cette longue rapsodie se termine par une emphatique apostrophe en l'honneur du duc et de sa famille

Tu as dompté nos ennemys cornuz :

Vive le duc Maximilianus'!

1. Leroux de Lincy, ibid.

CHAPITRE XVIII

GUILLAUME COQUILLART. FRANÇOIS VILLON.

Avec cette plate et diffuse poésie, nous sommes loin des mordants sirventes de Rutebœuf, et même des généreuses et patriotiques ballades d'Eustache Deschamps. La séve de l'esprit français s'épuise: la race des chanteurs a disparu. Au milieu de cet appauvrissement général, deux rimeurs viennent encore ranimer et égayer un instant la monotonie de cet âge qui s'éteint. L'un est un Champenois aigre et railleur, Guillaume Coquillart, mélange singulier de bourgeois et de chanoine, ergoteur comme un légiste, entêté comme un homme d'église, au demeurant bon citoyen, ami de la France et de la paix : l'autre, un enfant de Paris, un joyeux vaurien, petit-fils de Rutebœuf par la malice et la misère, plus libertin et plus prodigue encore que son aïeul, l'ennemi du guet et le protégé de Louis XI, François Villon.

Guillaume Coquillart 1 eut dans sa vie toute espèce de mésaventures, d'abord celle de porter un nom bizarre, dont Marot se moquait encore un demi-siècle après:

A ce meschant jeu Coquillart

Perdit sa vie et ses coquilles.

Peu d'écrivains ont mené une existence aussi agitée et aussi remplie. Il a tout connu, les déceptions de la jeunesse, les épreuves de la vie publique, les tracas des procès particuliers. Poëte, avocat, magistrat municipal, chanoine, il trouva dans toutes ces positions l'occasion d'exercer sa bile et son esprit. D'abord, comme bien d'autres rimeurs novices avant

1. Voy. édit. Tarbé et surtout édit. Héricault (Collection Jannet).

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