Cette intervention de la littérature, mise au service de la politique, avait été déjà tentée autrefois par ceux-là même qui en devenaient alors victimes. Les chants carlovingieus, composés sous l'influence de Charlemagne ou de son nom, n'étaient qu'une glorification des idées impériales au détriment de la féodalité. Le traître alors, c'est Ganelon, le seigneur qui manque à son serment envers la famille du César. Plus tard, les rôles changent; quand l'empire croule, les seigneurs appellent à leur aide les chants de geste pour tourner en ridicule les traditions carlovingiennes : le poëme des Loherains est une longue satire dirigée contre l'Empereur et ses descendants. Les malices de ces barons rebelles et hautains s'adressent aussi aux vilains. La féodalité se défend d'un double danger qui la menace par en haut et par en bas; de la suprématie impériale qui essaye de peser sur elle, et des hommes de condition inférieure qui cherchent à se glisser dans les rangs de la noblesse pour jouir de ses priviléges. L'histoire de Rigaut fils et du vilain Hervis est une parodie d'un Manant gentilhomme de l'époque. Cette alliance de la poésie populaire et de la féodalité ne pouvait longtemps durer, surtout après le triomphe. La satire n'a d'effet qu'à la condition d'être l'arme des opprimés ou des mécontents. Béranger l'a dit : Il faut bien que l'esprit venge Quand on a tout le reste, il faut se résigner souvent à ne point avoir ce dernier allié. L'esprit est de sa nature insoumis et capricieux; la force, comme la richesse, impérieuse et exigeante de là des agressions et des représailles. Toute conquête de la liberté est alors désignée par le nom de franchise. Les Francs-Bourgeois, les Francs-Maçons et les Francs-Chanteurs sont enfants de la même époque : c'est par ces derniers que nous commencerons. On a dit depuis longtemps que tout finit en France par des chansons on aurait pu dire que tout commence aussi par là, révolutions et littérature. C'est en quelque sorte le premier bégayement de notre langue ; elle naît en chantant, comme Gargantua en criant: « A boire ! » Jusqu'à la fin du xe siècle, la musique est restée avec les autres arts enfermée dans l'Église et les monastères. Elle en sort et se répand à travers le monde sur la vielle des ménestrels et des jongleurs. Les airs sacrés, les hymnes en l'honneur de la Vierge, les noëls que le peuple chantait en chœur les jours de fête solennelle, servirent de motifs aux premières complaintes profanes. La trace de ces imitations est facile à saisir dans la plupart des manuscrits anciens, où l'air est indiqué par quelques notes de plain-chant suivies ou précédées de ces mots: Alleluia; Ave Maria, etc. Une fois émancipée, la chanson s'envole de tous côtés, folle, joyeuse et babillarde, brisant, variant son rhythme à l'infini, heureuse de traverser l'air libre, comme l'alouette au matin : Hé! aloëte C'est elle, l'aimable vagabonde, qui lancera les premiers sourires et les premiers traits de l'esprit français. Tour à tour moqueuse, tendre, grave ou plaintive, changeante et multiple comme la fantaisie et l'à-propos, dont elle est la fille, elle effleurera de son aile légère tous les accidents de la vie publique et privée ; elle égayera les jours de fête, elle consolera le peuple de ses misères et de ses humiliations. Même au milieu des splendeurs du xviie siècle, en face de cette littérature majestueuse et solennelle, entre les oraisons funèbres de Bossuet et les chefs-d'œuvre dramatiques de Corneille et de Racine, elle inspirera, en son honneur, au grave Boileau, les vers les plus gracieux, les plus français, les plus chantants qu'il ait écrits: Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie, Passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant. Ainsi vole la chanson, riant des barons attardés sur la route de Jérusalem, puis des Anglais, puis des Ligueurs, puis de la Fronde; sonnant d'une main légère et insouciante les funérailles de la monarchie à la veille de 89. Plus tard, ardente, échevelée, c'est elle encore qui mettra sur pied, au cri de la Marseillaise, douze armées de volontaires contre les rois coalisés. Ne refusons donc pas une page de souvenir à cette mère de notre poésie, qui a charmé, égayé, vengé nos pères, et qui nous a donné Béranger. L'amour fut sa première inspiration. N'est-ce pas, en effet, la passion vague et mélodieuse par excellence? Un des plus fameux troubadours, Pierre Vidal, lui rapportait toute sa gloire « Oh! si mes chants, si mes actions m'ont acquis quelque renommée, je dois en rapporter l'hommage à mon amante.... Mes ouvrages ne paraissent agréables que parce qu'il se réfléchit en moi quelque chose des agréments de la dame de mes pensées 1. » Les deux plus grands génies du xio siècle, Abélard et saint Bernard, lui avaient consacré les premiers jeux de leur imagination. Béranger s'en souvint 1. Raynouard, t III, p. 309. quand il défendit le philosophe contre le saint : « Et toi aussi, s'écriait-il, n'as-tu pas composé des airs profanes et des chansons folâtres ?» Partout, sur les places publiques, dans les châteaux, à la table des grands et des bourgeois, retentit l'amoureuse complainte. On dirait une bande d'oiseaux lascifs qui gazouillent sous chaque feuille aux premiers rayons du printemps : Par un singulier privilége, cette langue à peine formée a trouvé déjà des rhythmes, des tours d'une grâce exquise, pour exprimer toutes les nuances et les caprices de la passion. Tantôt elle éclate en un vif et gai refrain: J'ai amiete Sadete Blondete Telz com je voloie. (La Chatelaine de Saint-Gilles.) Tantôt c'est l'élégie plaintive d'un amant qui dit adieu à sa maîtresse : Dame en qui est et ma mort et ma vie, 1. Cantilenas mimicas et urbanos modulos.. 2. A l'entrée du beau temps Eya! Eyal (Chanson ecrite en dialecte poitevin et publiée pour la première fois par M. Le Roux de Lincy.) 3. Me convient. 4. Gracieuse. Mon cuer avez pieça en vo baillie 1, Retenez-le, ou vous m'avez trai. (Cardon des Croisilles.) Ou bien encore un mélancolique souvenir de la patrie absente et de ce qu'Amour lui a promis si longtemps, qui se réveille dans le cœur du poëte exilé, en écoutant le chant des oisillons : Li oisillons de mon païs Ai oïs2 en Bretaigne, A lor chant m'est-il bien avis Se g'y ai mespris, Ils m'ont en si doux penser mis Ce qu'Amors m'a lonc tans promis. Un autre sentiment aussi ancien, aussi populaire en France que l'amour, la malice, anima bientôt la chanson. La satire ne pouvait manquer de s'emparer de cette forme vive, rapide, incisive et toute française du couplet. Dès la fin du xr siècle, le clergé de Tours chansonnait en latin, sous le nom de Flore la Courtisane, le favori de l'archevêque, le diacre Jean. Ce Jean, malgré ses mœurs suspectes et l'opposition du légat, n'en fut pas moins nommé évêque d'Orléans par le crédit de Bertrade de Montfort, maîtresse du roi, et sacré le jour de la fête des Innocents. On ne pouvait plus mal choisir : c'était, comme on le sait, dans l'Eglise jour de liesse et de parodie. On ne manqua pas d'en tirer une allusion: Eligimus puerum, puerorum festa colentes, Non nostrum morem, sed regia jussa sequentes. Le clergé, qui devait se plaindre bientôt de la liberté des chansons, fut le premier à en user. Il faisait acte d'indé 1. Possession. 2. Entendu. 3. J'obtienne. 4. Le Roux de Lincy, Chants historiques, préf. |