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de séduire le monde, joue le désintéressement en refusant les dons de joyeux avénement qu'on lui offre, mais autorise sa femme et ses fils à les accepter; il va en Palestine, y acquiert une immense réputation de courage et de sainteté, puis revient à Paris, où il est l'arbitre souverain de la morale, de la galanterie et du bon goût. Émerveillé de ses succès, le pape l'appelle auprès de lui et en fait son conseiller intime. Dès lors nul ne réussit en ce monde, s'il n'est instruit dans l'art de renardie :

...Nus ne puet, ce poise1 mi,
Aujourd'ui venir à maistrie,
Se il ne siet de Renardie.

L'altération que nous avons signalée dans le poëme du Couronnement est plus visible encore dans celui de Renart le Novel. La fable proprement dite n'est plus qu'une partie secondaire; les réflexions philosophiques, les sermons, entravent à chaque instant la marche du récit. A l'allure franche, légère et piquante de l'ancien Renart, succède un ton plus pédantesque et plus violent. En même temps, Renart le Novel offre le spectacle étrange d'un poëme antiféodal calqué sur les épopées chevaleresques. Les animaux se font hommes, montent à cheval, se revêtent d'armures, donnent des tournois; à la table de Noble et de Renart, les ménestrels chantent des couplets que l'auteur a soin de nous citer tout au long, sans oublier même la musique. Renart a déjà fait fortune; ce n'est plus le pauvre baronnet de Malpertuis, mais un grand seigneur riche et puissant. Sa maison, construite de trahison, de haine, d'envie, de flatterie, est partout tendue de drap d'or. Malpertuis est devenu un château considérable, ceint de triples murs, garni de vivres, d'armes, de munitions de toute espèce. Enfin, l'œuvre de Jacquemart Gielée est infectée de ce faux goût d'érudition et d'allégorie, qui entre dans la poésie française avec le Roman de la Rose, et s'y

1. Afflige.

2. Sait.

maintient jusqu'à Villon. Renart est comparé à Hector, à Tydée; les fils du roi à Roland; Noble à Judas Machabée. Quand celui-ci se rend à Malpertuis pour converser de la paix avec Renart, il est reçu par six princesses, maîtresses du château : Colère, Envie, Avarice, Paresse, Luxure et Gloutonnerie. La nef sur laquelle Renart vient présenter la bataille au roi, dans le détroit de Passe-Orgueil, est composée de tous les vices, bordée de trahison et clouée de vilenie:

Li fons est de male 1 pensée,

Et s'est de traison bordée,
Et clauwée de viloinie,

Et de honte très bien poïe 2,

De treceries en est li mas,

Par ceste nave est Nobles mas

Le drap gris, tissu d'hypocrisie et de paresse, qui enveloppe le navire, est emprunté aux robes des moines. Clercs, prêtres, frères, jacobins, mineurs, hospitaliers, templiers, font l'office de matelots; les cardinaux et le pape tiennent le gouvernail. L'Église entière s'avance, voiles au vent, sous le pavillon de Renardie.

Composé en 1288, à la veille des luttes de Philippe le Bel avec le Saint-Siége et les templiers, Renart le Novel porte la trace des événements contemporains. Le clergé surtout y est sévèrement traité, accusé de mauvaise foi, de mauvaise vie et d'avarice. Ces attaques s'adressent de préférence aux hospitaliers et aux templiers, à ces ordres militaires et religieux qui résumaient en eux les deux forces du passé, et dont les immenses richesses, accrues encore par l'imagination populaire, excitaient la jalousie des masses, la médisance des trouvères et la cupidité des rois.

Noble personnifie la vertu débonnaire et crédule, toujours prête à succomber; Renart, le vice actif, hardi, industrieux,

1. Mauvaise.

2. Enduite.

3. Tricherie.

4. Vaincu de mater.

arrivant à tout. L'alliance de Noble avec Renart, affirme le savant auteur, par une comparaison plus ridicule que plaisante, ressemble à celle de Jésus-Christ avec le corps dans le mystère de l'Incarnation. Cette longue série de combinaisons allégoriques, aussi compliquée qu'une feuille d'algèbre, n'a rien de très-divertissant. Si le poëme y gagne en profondeur, à coup sûr il y perd en intérêt. Fortune arrive sur un palefroi magnifiquement harnaché, et propose à Renart de l'élever au sommet de sa roue. Le prudent personnage, qui se méfie des infidélités de la dame, hésite d'abord. Mais Fortune s'engage à le placer en lieu sûr. La conclusion du poëme est contenue tout entière dans la peinture allégorique qui termine le manuscrit (fonds Lavallière, no 81). « La roue de la Fortune est représentée de côté, avec moyeu et rais. Tout en haut, Renart se voit assis sur un trône, le front ceint d'une couronne, et vêtu mi-partie en hospitalier et en templier. Ses deux fils sont à ses pieds en costume de cordelier et de jacobin. Orgueil est à sa droite, et dame Gilhe (la guenon) siége à sa gauche. La dame Fausseté monte d'un côté de la roue, et la dame Foi tombe de l'autre. De plus, la dame Loyauté se trouve précipitée au plus bas, entre Charité et Humilité 1. »

Ce triomphe scandaleux de la ruse, de cette arme antichevaleresque, conquérant en ce monde honneurs, gloire, sainteté, était un démenti donné aux idées du passé, une satire de la société féodale. Le bourgeois goguenard et défiant, tout en maudissant Renart, tout en l'appelant la puante bete, en faisait son héros de prédilection. Il entrevoyait l'avénement d'une nouvelle puissance, contre laquelle viendraient se briser la cotte de mailles et la hache d'armes des chevaliers. La victoire de Renart, après tout, était celle du faible sur le fort; et la force appartenait encore à cette noblesse, qui avait foulé si longtemps les petits sous les pieds de ses chevaux. Renart annonçait la décadence du régime aristocratique, le roi de cabinet succédant au roi des batailles, les

1. Rothe, Les romans de Renart.

légistes entrant dans le gouvernement, l'esprit de chicane entreprenant à son tour sa lente et tenace croisade contre l'Église et la féodalité. Le temps des preux est passé, celui des habiles commence. C'est le moment de s'écrier avec Rutebœuf :

Mort sont Ogier et Charlemaine.

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Révolution morale, politique et religieuse. Roman de la Rose (2e partie).

Au xe siècle, la bonhomie grondeuse de Guyot, les doléances plébéiennes de Rutebœuf, et la gaieté narquoise de l'ancien Renart, n'ont rien encore de menaçant. La satire se joue autour de la société; elle secoue en riant sa marotte devant les grands seigneurs, les abbés mitrés, les moines bien nourris, les béguines aux larges robes, mais sans colère, sans passion de détruire; elle peut dire aussi :

En moi n'a ne venin ne fiel.

Dans l'âge suivant, elle devient plus provocante et plus audacieuse. Elle ne se contente plus de railler ce monde qui l'entoure, elle lui déclare la guerre. Les malheurs du temps présent, la longue lutte du pouvoir royal et du Saint-Siége, les scandales du schisme, la décadence de l'esprit chevaleresque, l'impopularité croissante d'un clergé riche et indifférent au milieu de la misère générale, les premières agitations de la liberté démocratique, offraient un texte suffisant à ces belliqueuses déclamations. Au fond de cette société que viennent désoler tour à tour la peste, la famine et la guerre, s'agitent d'âpres convoitises, de sourdes rancunes. Le roi, sans cesse à court d'argent, appauvri par les frais d'une administration plus compliquée, jette un œil d'envie sur les hautes murailles du Temple, derrière lesquelles les chevaliers ont enfoui leurs trésors; sur ces riches abbayes qu'il protége et qui ne lui rendent rien; sur ces fiefs

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