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de toute opposition en France, mais il ne va pas au delà. A côté de Guyot, nous rencontrons un autre poëte moraliste et satirique, dont la grave et calme figure contraste singulièrement avec la physionomie narquoise du moine vagabond: c'est Hugues de Berze, seigneur châtelain, auteur d'une Bible qui porte son nom1. Le seigneur de Berze n'est pas un rimeur désœuvré, qui médit pour passer son temps et se venger des mauvais dîners qu'on lui a servis au réfectoire; c'est un preux chevalier, qui, rentré dans le château de ses pères, a déposé la lance et le harnois, et prend gravement la plume pour donner une leçon à son siècle. Ainsi d'Aubigné, à soixante-dix ans, se reposait de ses batailles en écrivant son Histoire universelle. L'austère gentilhomme ne rit guère : il parle des vices du temps présent, non avec la légèreté moqueuse ou la déclamation violente de Guyot, mais avec la tristesse sérieuse et contenue d'un philosophe. Tout son livre respire la candeur d'un honnête homme, le calme d'un sage et l'énergie d'un soldat. Lui-même nous prévient qu'il n'est ni clerc ni lettré; mais il a pour lui les leçons de l'expérience, et, comme il le dit avant La Fontaine :

Cil qui plus voit, plus doit savoir.

Quiconque a beaucoup vu,

Doit avoir beaucoup retenu.

Il a pris part à la quatrième croisade, il est entré à Constantinople avec l'infortuné Baudouin, il a vu dans l'espace d'un an et demi quatre empereurs détrônés et tués. Ces terribles exemples ont laissé au fond de son âme une empreinte de tristesse et de désenchantement, qui se reflète sur toute son œuvre. Cependant, à son austérité naturelle se mêle un sentiment de généreuse indulgence pour les faiblesses de l'humanité. Il ne se fait pas illusion, ne se lamente pas sans fin sur les vertus perdues du temps passé, et croit que la corruption de l'homme date du jour où

1. La Bible au seignor de Berze,

...Diex fist Adan et Evain

D'un petit de terre en sa main.

Comme Guyot, il passe en revue toutes les classes de la société, prêtres, gentilshommes et laboureurs, et ne se montre guère plus édifié :

Li un de nous sont usurier,
Li autre larron ou meurtrier,
Li autre sont plain de luxure,
Et li autre de desmesure.

Indulgent pour les fautes des petits, il est plus sévère à l'égard des chevaliers qui oppriment les pauvres gens, au lieu de les défendre, et surtout envers les moines noirs, objet particulier de son aversion. Il condamne cette douce et enivrante passion, ce charmant péché, si populaire au moyen âge, objet de tant de larmes, de tant de fautes et de tant de vers, l'amour. A sa gracieuse image il oppose le spectre de la mort et l'attente du jugement dernier. Telle est la pensée dominante, le dernier mot de cette Bible, qui est moins encore une satire qu'une confession du siècle et un appel à la pénitence. L'auteur termine en faisant lui-même son mea culpa, et, par un retour personnel d'une humilité toute chrétienne, demande à Dieu, pour lui et les autres, la force et la volonté de suivre sa loi.

Ce mélange de dévotion, de liberté, et parfois de censure âpre et violente contre les abus de l'Église elle-même, est assez fréquent alors. Sans parler des sermons de saint Bernard, où la satire tient une si grande place, un pieux légendaire, Gautier de Coinsy, religieux bénédictin, mêlait au récit des miracles de la Vierge de vertes remontrances à l'adresse des évêques et des cardinaux :

Li chardonal 1 tot 2 eschardonnent 3,
Maint prudhome ont eschardonné ;
Chardonal sont en chardon né.

1. Cardinaux.

2. Tout.
3. Écorchent.

L'usage des sermons en vers était alors très-répandu, et les plus zélés prêcheurs n'étaient pas toujours des hommes du clergé. Un pieux chevalier Guichard de Beaujeu, célèbre autrefois par ses exploits, après avoir dit adieu au monde, se réservait le droit de lui adresser une longue homélie. Le sermon des sept vices et des sept vertus, les Vers du monde, le Chapel à sept fleurs sont des œuvres du même genre. A cette liste interminable de paraphrases et d'instructions dévotes et satiriques en langue vulgaire, nous pourrions ajouter encore un certain nombre de productions latines, telles que les Distiques de Caton, le Speculum stultorum de Brunelli, le poëme bizarre et confus d'Archithrėnius, attribué à Jean de Salisbury et à Jean de Hantville 2. Cet Archithrénius est un moraliste d'une nouvelle espèce: Héraclite goguenard et vagabond, il s'en va se désolant et répandant des ruisseaux de larmes sur les vices et les misères du genre humain, jusqu'à ce qu'enfin Nature, sa mère, lui offre pour consolation le mariage car, dit-elle, le célibat est une offense à ses lois! argument précieux dont Jean de Meung se souviendra plus tard. La satire envahit et transforme ainsi peu à peu les genres même les plus sérieux : elle allait bientôt trouver un puissant organe dans un poëme allégorique et galant qui ne paraissait guère fait pour elle, le Roman de la Rose.

1. Hist. litt., t. XXIII.

2. Hist. litt., t. XIV.
3. Archi-pleureur 'Apx-0ñvo;.

CHAPITRE VII

ROMANS, ÉPOPÉE SATIRIQUE.

Roman de la Rose (1TM partie). — Guillaume de Lorris.

Le Roman de la Rose n'a, ce semble, aucune des qualités destinées à rendre une œuvre populaire. Il ne consacre pas le souvenir d'un grand fait national comme les croisades ou la retraite de Roncevaux ; il n'a pas l'autorité d'un de ces poëmes qui fixent une langue à l'origine et jouent le rôle d'une grammaire primitive et spontanée; enfin il n'offre pas l'attrait d'une aventure romanesque ou d'un récit merveilleux, qui s'empare vivement des imaginations et règne sur elles durant des siècles. Mélange bizarre de tendresse mystique et de sensualisme grossier, de galanterie chevaleresque et de subtilité scolastique, il paraît être plutôt le fruit d'une littérature réduite aux ressources du bel esprit. Qu'y trouvons-nous en effet? Une fable assez insignifiante, la conquête de la rose et les éternelles promenades de l'Amant à travers le jardin, sous la conduite de Bel-Accueil; une intrigue molle et languissante; un cadre vague, indécis, dans lequel viennent s'introduire un certain nombre de descriptions ingénieuses, d'allégories savantes, de dissertations. morales, satiriques ou politiques l'Art d'aimer, d'Ovide, compliqué d'une érudition prétentieuse et d'une métaphysique sentimentale que n'aurait jamais comprise le génie positif d'un Romain. Et pourtant cette fleur artificielle de l'esprit français, chargée de fard et d'enluminures parfois. gracieuses, souvent choquantes et contradictoires, garda sa vogue et son éclat jusqu'à la renaissance des lettres. D'Homère à Dante, aucun poème n'a aussi vivement occupé le

monde aucun n'a soulevé plus de controverses et de commentaires. A quoi dut-il cette singulière destinée? A l'amour d'abord, et plus tard à la satire.

L'amour est la passion dominante au moyen âge. Il s'introduit partout, même dans la religion. Thibaut de Champagne, obligé de renoncer aux doux yeux de la reine Blanche, choisit pour dame la vierge Marie. Comme il n'est pas au monde de sentiment plus subtil ni plus raffiné, plus opiniâtre à se creuser lui-même, ni plus fécond en chimères et en caprices, à force de l'analyser et de le retourner en tout sens, de cette longue étude psychologique sortit toute une science délicate et compliquée. La théologie n'eut pas de problèmes plus épineux, la jurisprudence de questions plus embrouillées. Les cas se multipliant et se diversifiant à l'infini, il fallut trouver des arbitres pour juger ces interminables procès du cœur contre la raison et de la passion contre ellemême. Alors naquirent les cours ou tribunaux d'amour, sorte de jurys féminins dont les arrêts eurent force de lois 1. Là se débattaient de graves et solennels problèmes comme celui-ci « Lequel aimeriez-vous mieux, que votre maîtresse fût morte, ou qu'elle en épousât un autre? » Ou bien encore:

Lequel est le plus blåmable, de celui qui se vante des faveurs qu'on ne lui a pas accordées, ou de celui qui publie celles qu'il a reçues? » Toutes ces questions de casuistique amoureuse étaient résolues par un concile de docteurs en jupons, juges éprouvés dans la matière. Les plus grandes dames d'alors, la fameuse comtesse de Die, la galante comtesse de Champagne, la belle et fière Eléonore de Guyenne. se faisaient gloire de les présider, et se montraient plus jalouses de ce titre que de leurs domaines et de leur couronne. Les princes et les rois eux-mêmes, un Charles d'Anjou, un Pèdre d'Aragon, prenaient place à ces tribunaux comme juges ou parties. Tous ces barons indociles, prêts à

1. L'existence des cours d'amour admise par Raynouard a été révoquée en doute par le savant M. Diez mais que n'a-t-on pas nié ou contesté dans ces derniers temps? Il en résultera, dit M. V. Le Clerc, qu'il y aura désormais sur la question déjà fort obscure de ces cours amoureuses, une incertitude de plus. (Disc. sur l'état des Lettres au XIVe siècle, p. 437.)

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