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SUR PHILIPPE

ET

DE

COMINES

SUR SES MÉMOIRES.

Philippe de Comines naquit vers 1445, au chateau de Comines, près Meuny, d'une noble et ancienne famille de Flandres. Nicolas de la Clite de Comines, son père, avait été armé chevalier par Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, avant la bataille de Wimen. Le nouveau chevalier tint à honneur de montrer qu'il était digne de ses éperons; il combattit vaillamment et tomba entre les mains de l'ennemi. Dans les dissensions civiles de la Flandres, il resta constamment fidèle à la cause des ducs. Bailli de Flandres en 1435, il fut chassé par les Gantois soulevés, et rétabli après la victoire des Bourguignons. Il mourut en 1454, laissant pour héritage à son fils Philippe, encore en bas-àge, des domaines considérables, mais grevés d'hypothèques, et la protection vaine et trompeuse souvent de la maison de Bourgogne. Le jeune Philippe de Comines, abandonné à luimême sous la tutelle de Jean de la Clite, son cousin, se livra de son propre mouvement à des études assez étendues pour cette époque. Suivant le penchant de son esprit, il s'adonna à l'histoire, considérant les événements sous leur côté politique, et se préoccupant surtout des enseignements pratiques qui en ressortent. Il recherchait la conversation des étrangers, et apprit probablement par leur commerce l'allemand, l'italien et l'espagnol. Dès sa première jeunesse, il contracta l'habitude du travail, qui devint pour lui, pendant le reste de sa vie, un besoin de tous les jours et de tous les instants. L'oisiveté lui inspirait un profoud mépris; celui qui ne travaille pas, avait-il coutume de dire, qu'il ne mauge pas. Au reste, il ne sut jamais le latin et le regrella amèrement toute sa vie (1).

Présenté à Lille, en 1464, à Charles, comte de Charolais, depuis duc de Bourgogne, le jeune Comines ful attaché à la cour de ce prince; il le suivit dans la guerre du bien public et à la bataille de Montlhéry, opposant déjà ses conseils sages et réfléchis à la fougue impétueuse de Charles-le-Téméraire. La prudence de Philippe de Comines se développait au milieu du tumulte des camps et du conflit des intérêts rivaux; cet

(1) Paquot; Mémoires pour servir à l'histoire littéraire des Pays-Bas. Sleidan, vie de Comines, en tête de la traduction latine de cet historien. Sleidan tenait ces détails sur la vie de Comines, de la bouche de Ma

| esprit d'observation qui pénètre les partis et découvre leurs intentions sous leurs actes, s'exerçait dans Comines et acquérait de jour en jour plus de subtilité et de justesse; il s'habituait à juger les événements dans leurs causes et dans leurs résultats, à devancer pour eux l'avenir. La guerre du bien public, les traités de Conflans et de Saint-Maur lui révélèrent une puissance inconnue qui, humble et pacifique, dominait l'orgueilleux emportement des princes et des seigneurs ; Comines comprit Louis XI.

En 1468, Louis XI vint en personne négocier à Péronne avec Charles-le-Téméraire ; il comptait sur la force insinuante de sa parole pour amener le duc aux plus importantes concessions. Par malheur il avait oublié sa propre trahison. La ville de Liége se soulève contre Charles à l'instigation du Roi; Louis XI se trouve chargé de la responsabilité de sa politique. Sa situation était critique; il était au pouvoir de son ennemi irrité, et les sinistres souvenirs du château de Péronne redoublaient encore son effroi. Cependant Louis XI n'était pas abandonné dans son péril; une voix amie le guidait et lui signalait les écueils; les mouvements impétueux ou ralentis de Charles, les alternatives d'abattement ou de fureur, de crainte ou de cruauté où le jetait four à tour la mobilité de son caractère, étaient indiqués à Louis XI, et d'après ces avis le Roi offrait à propos ou refusait de nouvelles concessions, et semblait répondre aux secrètes pensées de son rival. Quel était cet ami mystérieux dont parle Comines, ce serviteur infidèle du duc qui observait avec une attention si perfide les incertitudes passionnées de son maître? Ne serait-ce pas un de ses officiers qui passa avec lui cette nuit agitée et terrible où fut décidé le sort du Roi? Cet officier, qui depuis s'attacha à Louis XI et qui fut proclamé dans maintes occasions par le Roi luimême l'auteur de sa délivrance, ne serait-ce pas Comines?

Quoi qu'il en soit de cette première trahison que les circonstances entourent d'une grande probabilité, elle n'altéra en rien la bienveillance

thieu d'Arras qui avait vécu dans la maison de l'historien et qui avait été précepteur de son petit-fils. - Sur l'ignorance de la langue latine, voy. Comines, Mémoires, liv. VIII, ch. 17.

de Charles pour Philippe de Comines. L'année | grevés d'hypothèques; sa fortune patrimoniale

suivante, en 1469, le duc de Bourgogne lui fit remise d'une partie des dettes de son père qui grevaient encore ses biens (1). Comines resta trois ans encore à la cour de Bourgogne, vivant dans la familiarité du duc, assistant aux actes politiques les plus importants (2). Il prit part au siége de Beauvais et à l'invasion de la Normandie par les Bourguignons en 1472 (3), puis tout à coup, sans qu'on en ait pénétré les motifs, il abandonna Charles-le-Téméraire et, suivant son expression, vint au service du Roi (4).

Quelle peut avoir été la cause de cette défection? C'est ce que Comines néglige de nous faire savoir, et par son silence, il a ouvert un vaste champ aux conjectures; aucun témoignage précis, aucune indication positive n'a fixé nos doutes, et chaque historien a pu, à son gré, interpréter la conduite de Comines. La véritable cause de cette défection restant inconnue, on a cherché à en connaître du moins l'occasion, et l'on a trouvé dans Jacques Marchand une de ces anecdotes populaires par lesquelles les petits expliquent les actions des grands. Comins, suivant ce récit, revenant de la chasse avec le comte de Charolais, osa lui demander de lui tirer ses bottes; Charles obéit, mais il frappa Comines au visage avec les bottes qu'il venait de lui ôter, en disant Comment souffres-tu que le fils de lon maitre le rende un tel service? Comines garda de cette aventure le surnom de Tête bottée. Ce singulier récit a semblé à quelques historiens une explication suffisante à la conduite de Comines. Mais l'âge de Charles, son caractère connu, celui de Philippe de Comines déposent également contre celle anecdote qu'aucun témoignage authentique ne vient confirmer. La majorité des historiens a compris qu'une résolution aussi importante prise par un homme aussi grave que Philippe de Comines, devait avoir pour principe autre chose qu'une aventure de jeunesse, une insolence du serviteur et un emportement du maître. Chacun d'eux, se livrant avec ardeur à la recherche des motifs inconnus, a expliqué cet événement à sa façon, condamnant tour à tour et excusant Philippe de Comines (5).

Par malheur pour notre historien, la vérité a fini par nous apparaître; les actes authentiques ne nous laissent aucun doute sur les motifs déterminants de sa défection. Comines fut acheté el trouva moyen de se vendre fort cher. Nous avons dit que ses biens héréditaires étaient

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était incertaine ou ruinée; et abandonnant sa terre au ressentiment de Charles-le-Téméraire, il vint demander à la reconnaissance de Louis XI un nouveau nom et de nouvelles richesses. Comines s'inquiétait peu de son nom flétri par les arrêts du parlement de Bourgogne, de son manoir abandonné, des tombeaux de ses pères restés seuls dans son château désert, des traditions de sa famille répudiées, de tous ces nobles attributs de la noblesse ternis et foulés aux pieds; il leur préféra les libéralités de Louis XI. Elles ne se firent pas attendre; le Roi, qui appréciait à sa juste valeur l'habileté diplomatique de Comines, ne lui marchanda pas le prix de sa trahison. Au mois d'octobre 1472, il lui fit don de quarante et un mille deux cents livres, plus de trente mille écus d'or, pour acheter la seigneurie d'Argenton qui remplaça la terre de Comines dont Philippe ne voulut plus porter le nom. L'importance de cette somme n'empêche pas Comines de rechercher de faibles secours; il demande et obtient une somme de quatre cents livres, outre des dons, pensions et bienfails, pour emménager le chastel de Bergen (6). Voilà Comines bien pourvu de terres, il veut encore de l'argent comptant. Par lettres patentes du 20 octobre 1472, il obtient une pension de six mille livres qui consacre la vénalité de sa trahison, car, dit le Roi, ledit Comines a abandonné le pays de sa nativité, quitté el perdu ses biens pour nous venir servir, et à présent nous sert (7). La même année Louis XI donne à Comines la principauté de Talmont, les terres et seigneuries d'Olonne, de Château-Gontier, de Curson, de la Chevre-Berge et autres biens. « Lequel (Comines), disent les lettres patentes, par les bons advertissements et autres services qu'il nous fist, fut cause et moyen principal de la salvation de notre personne (8). » Par lettres du 12 janvier 1472 (1473 nouveau style), le Roi lui fait don des deniers provenant des francs fiefs et nouveaux acquêts, levés ès-bailliage de Tournai et pays de Tournésis, en faveur des grands et recommandables services qu'il lui avait rendus en ses plus secrètes et importantes affaires. Ces deniers se montaient annuellement à quatre mille huit cent quatre-vingts livres, d'après l'estimation de la cour des comptes (9). Deux ans après, le 7 octobre 1474, Comines recevait la terre et haute justice de Chaillot, près Paris; le 24 novembre 1476, il était nommé sénéchal de Poitou et commandant du château de Chinon; enfin, en

(5) Voy., dans la Préface de Lenglet-Dufresnoy, l'opinion des divers historiens sur la défection de Cominès. (6) Comptes de Jehan Briçonnet, maître des comptesregistres de la cour des comptes. Lenglet-Dufresnoy, édit. de Comines, t. IV, seconde partie, pag. 24.

(7) Id., ibid.

(8) Louis XI fait sans doute allusion à l'affaire de Péronne.

(9) Lenglet-Dufresnoy, t. IV, 2 partie, p. 24.

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septembre 1477, il prenait sa part dans les biens confisqués sur le comte d'Armagnac. Outre ces grandes libéralités, Comines reçut une foule de gratifications moins considérables, et qu'il serait trop long d'énumérer. Pendant cet intervalle Comines avait consolidé sa fortune par un riche mariage; il avait épousé, le 27 janvier 1472 (1473 nouv. style), Hélène de Jambes, dame de Montsoreau, qui lui apporta une forte dot, la perspective de riches héritages et des alliances étroites avec les principales maisons du Poitou.

Cependant, ce que Comines allait chercher à la cour de Louis XI, ce n'étaient pas seulement de plus grandes richesses, des terres, des charges, des pensions, c'était encore plus de crédit, une plus haute fortune politique, une part plus large dans les conseils et dans les événements; il n'était pas attiré seulement par la cupidité, mais encore par l'ambition. Qu'on se figure en effet la prudence et la sagesse de Comines aux prises avec les emportements et les caprices de Charlesle Téméraire, qui ne prenait conseil que de son opiniâtreté et de ses fureurs. Sa prévoyance et sa sagacité étaient toujours trompées par les éclats inattendus de quelque passion irritée. Le duc de Bourgogne faisait sans cesse défaut aux avis et aux prévisions de Comines, et chacune de ses actions était une faute à ses yeux. En même temps Louis XI répondait au contraire aux secrètes sympathies de Comines; il admirait ce Roi qui n'abandonnait point au hasard des combats ce que la prudence humaine pouvait prévoir et décider, qui trouvait dans les calculs de son habileté une force plus réelle que le duc de Bourgogne dans l'étendue de ses états et dans le nombre de ses chevaliers. Auprès de Charles, Comines restait obscur, inutile et méprisé; auprès de Louis XI il se mêlait aux conseils et aux négociations; il suivait les combinaisons et les résultats de cette politique tortueuse qui se prêtait si bien à son caractère. Puis, Philippe de Comines, avec son habileté consommée, avec sa prudence éprouvée, et aussi avec la facilité de sa conscience, était un des meilleurs instruments du Roi, qui se plaisait à tirer ses ministres des conditions les plus infimes et de l'horreur de la trahison, pour les rendre plus dépendants de ses bienfaits. Enfin, les opinions de Philippe de Comines, ses affections, la perspicacité de son esprit, lui avaient révélé quelle serait l'issue de la lutte entre Charles et Louis XI; il sut devancer la fortune et s'attacher au vainqueur avant la victoire, semblable à ces oiseaux de passage qui abandonnent la muraille où ils ont posé leur nid au moment où elle va s'écrouler.

Néanmoins Comines ne se mêle pas d'abord à la politique de Louis XI, et ne prend pas une part publique aux événements, ou plutôt il ne rend au Roi que de ces services qui ne s'écrivent pas et dont on ne trouve pas place dans l'histoire. Sans doute il donna à Louis XI des renseignements plus précis et plus sûrs sur les projets, sur les

ressources, sur les véritables forces et les véritables faiblesses de Charles. En effet, depuis l'arrivée de Philippe de Comines à la cour de France, la politique du Roi se modifie sensiblement. Il ne cherche plus à attaquer directement le duc de Bourgogne, à lui reprendre ses concessions; il prolonge les trèves, il attend les événements, il ne les appelle pas; il laisse Charles s'épuiser par ses propres efforts, il lui confie le soin de sa propre ruine. Notre historien apparaît cependant de loin en loin pour recevoir de Louis XI de nouveaux bienfaits, et de Charles de nouvelles marques d'inimitié. En 1475, Comines fut chargé de négocier la trêve de Soleure entre la France et la Bourgogne. Dans ce traité, Charles pardonnait à tous ceux qui avaient quitté son service, mais il excepta nommément de cette amnistie Philippe de Comines; et, ni le Roi, ni le négociateur ne purent obtenir son pardon et la restitution de ses biens. L'historien passa deux ans sans prendre une part apparente aux affaires publiques; mais à la mort de Charles-le-Téméraire, en 1477, il fut employé utilement pour rattacher à la couronne de France ces pays qu'il avait habités long-temps, et avec lesquels il avait gardé de constantes relations. Les nombreux états de Charles pouvaient se diviser en plusieurs classes les uns, comme les villes de la Somme et l'Artois, étaient français par la langue et les mœurs, et par des relations de plusieurs siècles; les autres, comme la Bourgogne, la Franche-Comté et la Flandres, étaient étroitement unis à la couronne par le lien de l'hommage qui ne s'était jamais relàché; les derniers enfin, la Hollande, la Frise, le Luxembourg, étaient complètement étrangers à la France. A ces diversités locales il fallait opposer une grande variété de moyens, une politique à la fois ferme dans ses desseins et flexible dans leur exécution, un assemblage habile de résolution et de ménagement, de douceur et de force. Souvent Louis XI avait parlé à Comines de ce qu'il ferait si le duc venait à mourir. Il se proposait de faire le mariage de son fils avec la fille unique du duc, ou si elle s'y refusait, parce que le dauphin était bien jeune, qu'il lui ferait épouser quelque jeune seigneur de son royaume pour conserver son influence sur elle et recouvrer ce que le duc lai avait enlevé. Ce projet qui conciliait tous les intérêts, qui faisait tourner au profit de la France la puissance même de la maison de Bourgogne, fut abandonné après la mort de Charles. La facilité de son exécution, la certitude de ses résultats répugnaient à l'esprit tortueux et compliqué de Louis XI; il s'arrêta à un plan qui présentait tous les inconvénients, qui réunissait les embarras de la ruse et les dangers de la violence. Il s'empara de vive force des villes de la Somme qui reçurent facilement la domination française. Comines fut envoyé en Artois ; « la >> principale occasion de mon allée auxdits lieux, >> estoit pour parler à aucuns particuliers de ceux » qui estoient là, pour les convertir pour le Roy. » J'en parlay à aucuns qui tost après furent bons

» serviteurs du Roy (1). » Après avoir préparé les voies à l'invasion française, il fut envoyé en Poitou pour surveiller les mouvements du duc de Bretagne. Après le départ de Comines, OlivierJe-Daim fut envoyé à Gand auprès de Marie de Bourgogne, fille unique de Charles-le-Téméraire, et il gåta les affaires par sa cupidité et par ces basses intrigues familières à Louis XI et aux siens; les Pays-Bas et la Franche-Comté échappèrent à la France, et par le mariage de Marie et de Maximilien, devinrent de nouvelles armes entre les mains d'une puissance rivale. Des négociations furent ouvertes entre le Roi et les états de Bourgogne, singulières négociations où les deux parties se trompaient mutuellement et d'un commun accord, où Louis XI protestait de son attachement paternel pour la jeune princesse qu'il trahissait, et les états de leur inviolable fidélité pour leur souveraine qu'ils abandonnaient (2)! | Comines fit partie des commissaires qui traitèrent avec les états de Bourgogne ; il resta à Dijon pendant toute la guerre qu'entraîna la soumission des états à la France, et la réduction des places fortes de la province. Mais la conduite antérieure de Comines n'était pas propre à inspirer au Roi une entière confiance; des soupçons s'élevèrent sur sa probité et sur sa fidélité; il fut accusé, ce sont ses propres paroles, d'écrire à aucuns bourgeois de Dijon touchant le logis des gens-d'armes (3). Cette accusation est assez obscure; probablement Comines tirait profit de ses avertissements. Toutefois, celle faute n'était pas la seule; il y avait encore quelque autre petite suspicion (4) que l'histoire n'explique pas, et sur laquelle sa conscience ne semble pas bien nette. Quoi qu'il en soit, Louis XI ne le disgracia pas complètement, il l'éloigna de la cour et lui confia une mission à Florence. La conspiration de Pazzi venait d'éclater; Julien de Médicis avait été assassiné dans une église, et le pouvoir de sa maison à Florence ébranlé; les Pazzi réfugiés à Rome obtinrent du pape l'excommunication des Florentins et une armée pour les combattre. Comines fut envoyé à Florence pour soutenir les Médicis contre les Pazzi. Il obtint à son passage, du duc de Milan, une armée de trois mille hommes qui vint au secours des Florentins. Rappelé par le Roi au bout d'un an, il reçut l'hommage du duc de Milan pour le duché de Gênes qui relevait de la couronue de France, et revint à la cour de Louis XI mieux accueilli que jamais. Pendant toute la vie de ce prince, il vécut dans sa plus intime familiarité, parfois même il par

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tagea son lit (5), et il eut l'honneur de le recevoir pendant plusieurs jours dans son château d'Argenton.

Cependant Louis XI, épuisé par les inquiétudes et le travail bien plus que par l'âge (6), s'affaiblissait rapidement; sa maladie resserrait de plus en plus les liens qui l'attachaient à Comines; il le faisait coucher dans sa chambre; il exigeait de son dévoûment les soins d'un garde malade et d'un valet de chambre. Lui seul reconnaissait sa pensée dans les sons à peine articulés de sa voix; le vieux Roi ne communiquait aux autres que par son intermédiaire, et se confessait en sa présence (7). Enfin il mourut à Plessis-les-Tours, le 30 août 1483.

La mort de Louis XI commence la seconde partie de la vie de Philippe de Comines. Né en 1445, il avait alors trente-huit ans ; il n'était pas encore parvenu à la maturité de l'homme d'état; un riche et brillant avenir s'ouvrait encore devant lui. Mais sous Louis XI il ne s'était essayé à rien de juste ni de grand; les affaires publiques avaient été pour lui l'apprentissage des conspirations et des intrigues. Au règne absolu de Louis XI, succédaient les incertitudes d'une régence, le gouvernement d'une femme et d'un enfant. Les états-généraux, assemblés en 1484, furent partagés entre la faction des princes, des ducs d'Orléans et de Bourbon, et l'influence de la régente, madame de Beaujeu; ils établirent, pour gouverner le royaume pendant la minorité de Charles VIII, un conseil de régence composé des princes du sang, de quelques-uns des ministres de Louis XI et de douze députés des états-généraux, nommés par le roi et les princes (8). Comines, par la protection du connétable de Bourbon, auquel il s'était attaché, fut nommé membre de ce conseil de régence (9). Il conserva sa dignité jusqu'en 1487, quoiqu'il eût pris parti contre la régente. Dans la guerre folle, il se déclara en faveur des princes, et finit par s'attirer la colère de la cour. 11 en fut chassé par le duc René de Lorraine, avec folles et rudes paroles, comme il le dit lui-même. Il se réfugia à Moulins auprès du connétable de Bourbon, et il y passa près d'une année, se livrant à de misérables intrigues. Le connétable de Bourbon le renvoya encore de sa maison pour une cause qu'on ignore, et Philippe de Comines alla offrir aux divers princes ses services et ses trahisons. Enfin ses trames furent découvertes; des lettres furent saisics, dans lesquelles il fomentait la guerre civile. Il fut arrêté et enfermé dans une de ces cages de

(8) Journal des états-généraux de 1484, par Jehan Masselin, publié et traduit du latin, par M. Adhelm Bernier, 1 vol. in-4°, 1835. Ce travail, qui ne contient ni avant-propos, ni actes, ni tables, n'a aucune des conditions nécessaires à un ouvrage d'érudition. On ne comprend pas comment on peut mettre tant de légèreté dans les publications du gouvernement.

(9) Mémoires de Comines, liv. VII, ch. 2.

des alliés douteux de la France. Cependant, en sa présence et sans qu'il pût y apporter obstacle, fut conclue la Ligue de Venise, premier essai d'une confédération européenne, première tentative pour maintenir l'équilibre européen menacé par les accroissements de la France. La Ligue fut signalée à Comines par le doge en présence du sénat, et il quitta Venise apportant à Charles VIII la première nouvelle d'une guerre terrible. Tandis que l'impétuosité française surmontait tous les obstacles, qu'ils vinssent de la nature ou des hommes, Comines négociait toujours. Le matin de la bataille de Fornoue, il avait été envoyé pour éviter le combat; mais les coups de canon interrompirent les conférences, et la victoire les rendit inutiles. Enfin, lorsque le duc d'Orléans, enfermé dans Novare, était réduit aux dernières extrémités, Comines parvint à lui ménager ce traité de Verceil qui lui

fer que l'on appelait les Fillettes de Louis XI, et dont il fait une si terrible description (1). « Plusieurs l'ont maudit, dit-il, et moi aussi qui en ai tasté sous le Roy de présent l'espace de huit mois.» Au bout de ce temps, il fut placé dans une prison moins étroite, d'où il pouvait apercevoir le cours de la Seine. Enfin il fut traduit devant le parlement; sa réputation était si mauvaise, tant de haine s'était attachée à l'intimité de Louis XI et à ses crimes récents, qu'il ne pat pas trouver un avocat. Il se défendit et parla lui-même pendant deux heures avec beaucoup d'habileté et de lalent; il multiplia les aveux, les larmes, les protestations de repentir, et obtint de ne perdre que l'honneur; il conserva la vie et la plus grande partie de ses biens (2). L'arrêt constate ses crimes et ses aveux : Pour raison de ce qu'il estoit chargé d'avoir eu intelligence, adhésion et pratique par paroles, messages, lettres de chiffres ou autrement, avec plusieurs rebelles et désobéissants sub-conservait l'honneur et la vie au prix d'une parjets du Roy, et d'autres crimes et maléfices; les confessions dudit Comines, faites tant devant les commissaires ordonnez par le Roy, que depuis en la cour de ceans. Comines est condamné à dix ans d'exil pour l'observation desquels il fournira une caution de dix mille écus d'or, et à la confiscation du quart de ses biens (3). Comines obtint donc la faculté de se retirer dans ses terres. Cette disgrâce l'affecta vivement; il se sentait frappé à la fois sur les deux parties les plus sensibles, sa fortune et son ambition. « Je suis venu à la grande mer, disait-il, et la tempête m'a noyé (4). » Cette triste époque de sa vie n'est pas racontée dans ses Mémoires; nous ne la connaissons que par des écrivains étrangers, et par les courtes et rares allusions qu'il fait à sa disgrace.

Cependant son exil ne fut pas de longue durée; il reparut bientôt à la cour, s'attacha au jeune roi Charles VIII, et nous le retrouvons parmi les négociateurs du traité de Senlis en 1493, et l'année suivante il prit part à l'expédition d'Italie. Mais il ne jouissait ni de la confiance ni de l'amitié du souverain; c'était un homme encore sous le poids d'un arrêt infamant que l'on employait à regret et à qui l'on n'épargnait ni le mépris, ni les injures. Son expérience consommée, sa connaissance profonde de la langue, de la politique, des hommes et des états de l'Italie où il avait séjourné un an, en faisaient l'ambassadeur indispensable du Roi de France. Seul il pouvait opposer une politique habile à la mauvaise foi des Italiens; élève de Louis XI, il était digne de lutter contre les élèves de Machiavel. Ainsi il fut chargé d'ouvrir par des négociations le chemin de l'Italie aux Français. Tandis que Charles VIII partait du Milanais et se dirigeait vers le royaume de Naples à travers la Toscane et les états du pape, Comines était en voyé à Venise pour surveiller les mouvements

(1) Id., liv. VI, ch. 12.

(2) Sleidan, vie de Comines, après Langlet-Dufresnoy. (3) Arrêt du 24 mars 1488.

tie de ses prétentions sur le Milanais. Malgré de si hautes et si importantes commissions, Philippe de Comines n'avait ni estime, ni crédit; souvent les ministres du Roi l'engageaient dans des négociations dont il ne connaissait ni le but, ni l'issue. Objet de l'antipathie de Charles VIII, qui l'accablait de duretés (5), suspect à tous, aux ennemis et aux amis de la France, il trouvait dans son habileté et son ambition une source toujours féconde d'humiliations et de chagrins. A l'armée, il n'osait tenir sa tente fermée pendant la nuit, de peur d'être soupçonné d'y recéler quelque trahison.

Quand Charles VIII succéda à Louis XI, Comines, qui avait vécu dans l'intimité de ce prince et pris part à ses fautes, espéra retrouver sous lui le crédit dont il avait joui jusqu'alors. L'un des premiers, il alla saluer le nouveau Roi à son avènement, mais il en fut mal accueilli. Tombé dans une dernière et plus profonde disgrace, Philippe de Comines se retira dans sa terre d'Argentou; il y vécut encore treize ans dans la retraite ; il mourut le 13 octobre 1509.

les

Si l'on en croit les récits des contemporains et la statue de Cominès déposée au Musée de Versailles, notre historien avait la taille élevée, épaules larges et fortes, les traits du visage caractérisés, les yeux pleins de pénétration et de sagacité. Son ardeur pour l'étude, son aptitude pour les affaires, son activité et sa souplesse en firent un de ces hommes utiles que les gouvernements emploient, mais qui ne savent conquérir ni affection ni estime. Comines ne laissa qu'une seule fille, Jeanne de Comines, qui épousa, le 13 août 1504, René de Bretagne, comte de Penthièvre.

Les Mémoires de Comines se partagent en huit livres, et comprennent une partie des règnes de

(4) Sleidan, ubi suprà.

(5) « Et quoique j'aie été l'homme du monde à qui il >> a fait le plus de rudesse. » (Comines, liv. VIII, ch. 20).

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