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GUILLAUME DE VILLENEUVE.

Je Guillaume de Villeneufve, chevalier, conseiller et maistre d'ostel du roy de France, de Sécile et de Jérusalem, Charles VIII de ce nom, mon très-hault et redouté seigneur et souverain, soit donnée gloire et bonne victoire de tous ses énemis.

Moy estant prisonnier au roy Ferrand, prins en la conqueste du réaume de Naples, détenu tant en ses gallées par force, que en la grosse tour du Portal du Chasteau-Neuf de Naples, par l'espace de ung an et trois jours, pour éviter oisiveté, ay voulu rédiger et mettre par escript et en mémoire la venuë du très-victorieux bien aymé et par tout le monde redoubté Roy en ce réaume de Sécile et cité de Naples, des gestes et actes qui par lui ont esté faits estant oudit réaume, et ce qui s'est ensuivy après son département, selon ce que j'en ay peu veoir et savoir en mon petit entendement.

Et premièrement, le très-vertueux, et trèsvictorieux, et très-aymé et bien servy, et par tout le monde redoubté, passa les mons [en 1494], à l'âge de vingt-deux ans. Après passa la duché et seignourie de Milan, la terre et seignourie des Lucquois, aussy la seignourie des Pisans, qui totalement se donnèrent à luy de leur libéral arbitre et propre voulenté. Et pareillement passa par la terre et seignourie de Flourence, là où il feist la plus belle entrée en armes, tant de gens de cheval que de gens de pié, qui jamais fut faite aux Italies, comme l'on disoit, et logea par toutes les maîtresses villes des seignouries dessusdites, réservée la ville de Milan, et par tout eust grand recueil et bonne obéissance. De là entra dans la terre et seignourie de Saenne (1), en laquelle cité pareillement logea, et y a eu toute bonne obéyssance, et grant recueil, comme dessus ay dit, et tant alla le Roy par ses journées qu'il arriva en la terre Romaine, et logea dedans ladite cité l'espace de trois semaines ou environ, et toute son armée.

(1) Sienne.

(2) Le jeune Ferdinand, dont le père, Alphonse, ré

Nonobstant que le duc de Calabre (2) estoit arrivé dedans ladite cité de Rome un bien peu de temps avant, accompaigné de grant nombre d'hommes-d'armes, et de plusieurs autres gens de guerre, tant à cheval qu'à pié, pour lui vouloir garder le pas. Mais quant il sceut la venuë du très-grant et puissant Roy, il deslogea lui et toute son armée de la ville de Rome, et se retira à toute diligence au réaume de Naples.

Et debvez bien sçavoir qu'il n'est pas chose à oublier que quant le très-vertueux roy de France, de Sécile et de Jérusalem arriva et logea dedans ladite cité de Rome, qu'il n'avoit pas avec luy la grand armée, ne semblable compaignie de gens que avoit Hanibal de Cartaige, ou temps passé, quant il alla devant la cité de Rome pour la destruire. Car ledit Hanibal avoit si grand nombre de gens, que nullui ne luy pouvoit résister à l'encontre. Combien qu'il en perdist beaucoup avant qu'il fût arrivé en plaine Lombardie, néantmoins il trouva avecques lui le nombre de cent mille hommes de pié et vingt milles hommes de cheval, quant il arriva devant ladite cité de Rome, comme plus à plain dit l'histoire.

Pareillement debvez bien entendre que le très-vertueux Roy n'avoit pas telle compaignie, ne la multitude des gens-d'armes, comme estoient les François, Allamans et les Cypriens, quant ou temps passé ils voulurent venir pour destruire ladite cité de Rome; mais en ce temps leur saillist au devant, et courut sus ung consul de Rome, nommé Sempronius, lequel avecques la puissance de Rome se alla vers ses ennemys, lesquels, pour le grant froit, neige et gellée qui faisoit, ne se peurent défendre, si leur courut sus ledit Sempronius si asprement et par telle manière, qu'il les desfeist, et y eust de gens mors, tant des François, Allamans, que Cypriens, jusques au nombre de cent quarante milles, et de prisonniers bien soixante-dix

gnait encore, et qui évacua Rome à l'approche de Char

les VIII.

milles, comme dit l'histoire plus au long, et à cause de ceste victoire fut fait à Rome le temple que l'on appelle Cypre pour les Cypriens, qui furent destruis comme plus à plain avez peu et pouvez sçavoir par les histoires romaines bien au long.

J'ay bien voulu dire et alléguer ces histoires romaines cy-dessus escriptes, pour vous donner à entendre, et aussy vous veuls bien prier, et à ung chacun de vous supplier, que si une autre fois vous amenez le très-chrestien roy de France aux Italies, soit cestui-cy ou autre, que pour l'onneur de Dieu vous l'amenez mieulx accompaigné qu'il n'estoit, à celle fin que vous ne mettez en si grant péril et dangier la couronne de France, comme a esté la personne du trèsvertueux roy Charles, lequel en est eschappé par sa bonne conduite et vertu de sa personne, et par la grant grâce que Nostre Seigneur luy a faite, comme plus au long oirez cy-après.

Car comme ung chacun de vous scet la grant conqueste qu'il feist de son réaume de Naples en peu de temps, et à peu de gens; et là fut couronné roy pacifique. Et la plus grant victoire qu'il eust à son retour sur la grand puissance des ligues, c'est à sçavoir le Pape, le roy d'Espaigne, la seigneurie de Venise, et le duc de Millan, et nonobstant leur grant puissance demoura le vertueux Roy victorieux, et se retira en son réaume de France avecques la bonne aide et conduite de Nostre Seigneur, et tout incontinent envoya secours au réaume de Naples par mer et par terre: tout en une année furent faites les trois choses dessusdites, qui ne fust pas petite euvre ; mais je m'en tairay, et retourneray à mon premier propos.

Or veulz-je retourner à mon premier ouvraige et petit passe-temps, en attendant la grâce et miséricorde de Nostre Seigneur, et la délivrance de cette misérable prison. Après que le roy Charles eust logié et séjourné trois sepmaines ou environ en la ville et cité de Rome, comme vous ay dit cy-devant, nonobstant plusieurs dissentions et grant murmures, qui estoient dedans ladite citée; après tout ce fait, il deslogea de ladite ville de Rome en grant amour et grant amitié d'avecques nostre Saint-Père le pape Alexandre, et s'en alla son voyage pour faire la conqueste de son réaume de Naples et de Sécille.

En allant le Roy son chemin, passa par une ville nommée Mont-Saint-Jehan, qui estoit au marquis de Pescaire. Pour certaines violences, et autres grans déplaisirs qu'ils avoient faits au

(1) Frédéric, duc de Tarente.

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Roy, et aussi qu'ils se déclarèrent ses ennemy's, partist le Roy de la ville de Bahue ung après disner, et feist dresser l'artillerie devant ledit Mont-Saint-Jehan; et à bien peu de baterie promptement et vertueusement commandast ledist prince, que l'assault fust donné, laquelle chose ne faillist pas commander deux fois; car soudainement fut fait de tant bons et hardis cappitaines et gens de guerre, qui là estoient, que aultre chose ne demandoient que d'acquérir honneur et faire service à leur Roy et souverain seigneur. Et fut l'assault donné ainsi, comme il le commanda, si très-asprement, que les ennemys furent vaincus, et le tout mis à feu et à sang, pour donner exemple aux autres; et de là alla tousjours son droit chemin faisant sa conqueste.

Ledit roy Charles, très-vertueux et très-victorieux, lui arrivé en son réaume de Naples, tout incontinent le roy Alfonse, le duc de Calabre son fils, et le prince de Haultemore son frère (1), eulx bien avertis et assennetez de la venue et grant puissance du Roy, ne l'ousèrent attendre; mais à toute diligence se retirèrent en leur gallées, et habandonnèrent le réaume et la ville et cité de Naples, et s'en allèrent par mer en la ville de Ysgne (2), et de là à Messine, qui est en l'isle de Sécille, qui pour le présent tient et est en l'obéissance du roy d'Espaigne.

Estant le roy Charles VIII de ce nom en la ville et cité de Naples pacifiquement, et là fut couronné Roy en grande solennité, comme à luy appartenoit, accompaigné de plusieurs princes, archiducs, ducs, contes et barons, et plusieurs cardinaulx, et autres prélats, voulut donner et donna ordre aux choses nécessaires dudit réaume, ainsi que tout bon prince, saige et vertueulx est tenu de faire.

Et premièrement comme bon, juste et charitable prince, rendist et restitua les terres, villes et seigneuries, rentes et revenuës qui appartenoient aux princes, ducs, contes et barons, et autres gentils-hommes dudit réaume, desquels seigneuries réintégra les dessusdits; lesquels avoient esté prinses et usurpées violemment, induement et à force, par les Roys, qui par avant avoyent esté, comme l'on disoit.

Encore plus d'abondant et de grâce comme libéral et pitéable prince, voulut descharger et soulagier, deschargea et soulagea tout son peuple dudit réaume de la somme de deux cens milles ducats à perpétuité, et à jamais des charges et autres subsides, de quoy ils estoient chargez oudit réaume, qui pas ne fut petite chose.

(2) L'ile d'Ischia.

Il ne faut pas que je oublie à vous dire les grans biens et oblations que le vertueux Roy a faits et concédés aux églises, et en général par toutes les religions dudit réaume, qui grâce luy ont demandé et justice, nulluy ne s'en est allé esconduit de ce que au très- vertueux Roy a esté possible de faire.

tant

victorieux Roy à donner dedans ses ennemis là où il les trouva, si très-hardiement et si trèsvaillamment de sa personne, comme ung chacun de vous scet, qu'il est bien chose digne de mémoire. Car c'estoit celluy qui tousjours eust la face droit à ses ennemys, l'espée au poing, la bouche plaine de bonnes et vertueuses paroles Après que le Roy eut demouré et séjourné en à ses gens. Et le fait de mesme le cueur plus sondist réaume de Naples par l'espace de long-gros que le corps avecques la fierté de ung lyon, temps, fut adverti bien au vray, et informé bien que la bataille dura (3), et après la victoire à la vérité, que le Pape, le roy d'Espaigne, le doulx et begnin comme ung ange, recognoisroy Ferrant (1), le duc de Milan et la seigneu-sant la grant grâce que Dieu lui avoit faite. rie de Venise, avoyent fait ligue tous ensemble à l'encontre de luy, et une très-grosse armée tant de gens de cheval que de gens de pié, jusque au nombre de soixante milles hommes, comme l'on disoit, dont ce fut forte chose à croire au Roy, attendu que les grans promesses et grans sermens qu'il avoit eu de nostre SaintPère le Pape (2), du roy d'Espaigne et du duc de Milan, desquelles promesses et grans sermens je m'en tairay: car à moy n'appartient, ne mon sens est assés suffisant pour parler, ne pour

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discuter d'une si haute matière, ne si corrompue comme ceste-cy. Mais néantmoins qui m'en demanderoit mon opinion, je y serviroye pour ung tesmoing ou temps advenir, comme celluy qui en a veu et ouy la pluspart des choses dessusdites; car je y estoye en personne; mais il est force que je m'en taise, de peur de errer, et en laire parler et mettre par escript plus au long à ceux qui ont plus de sens en leur teste et plus d'encre en leur cornet que je n'aye, car c'est trop mieulx leur mestier que le miens.

Mais pour retourner à mon propos, nonobstant que le Roy très-chrestien, très-vertueux et victorieux, fut bien adverti de la grant armée et multitude de gens qui estoyent amassez au devant de luy pour le vouloir deffaire, si ne laissa pas pour cela de partir de son réaume de Naples, et de s'en retourner tout son droit chemin au réaume de France, et derechef logea dedans la ville et cité de Rome, lui et toute son armée et au desloger de ladite cité, tant alla par ses journées qu'il rencontra ses ennemis et très-grand puissance de gens-d'armes tant à cheval comme à pied, comme cy-devant vous ay dit. Et n'avoit le Roy avecques luy point plus de douze cens hommes d'armes, et de neuf à dix milles hommes de pied, comme l'on disoit. C'estoit bien peu envers les autres. Mais non pour cela ne délaissa pas le très-vertueux et très

(1) Ferdinand-le-Catholique.

(2) Dom Martène observe que les mots nostre SaintPère le Pape sont effacés dans le manuscrit.

Il faut bien dire que pour néant ne porte le nom de Charles, car ce fut pour le jour ung second Charlemaine. Car à toutes heures alloit et venoit parmy ses gens, et principalement là où besoin en estoit, et sans regarder le dangier de sa personne. Car si avant se mist dedans la bataille et parmy les coups, qu'il y fut blessé, comme l'on dist, et en très-grand dangier : mais il fust promptement secouru de bons et hardis cappitaines et autres gens de guerre, qui estoyent à tours de luy, et aussi de plusieurs gentilshommes qu'il avoit nourris, qui point ne l'abandonnèrent, mais bien et vaillament, comme bons et loyaux subjets et serviteurs, le servirent pour le jour, dont je leur en sçay bon gré. Car trop eust esté grande la perte de ung si bon et si vertueux Roy et naturel maistre comme luy.

En effet la bataille fut moult aspre et grande tant d'un costé que d'autre, et y fut tué grant nombre de gens de ligues, et de grans personnaiges, et bien petit des François furent mors, comme l'on dit. Et n'y fut prins homme de renommée du party de France, que monseigneur le grant bastart de Bourbon, qui moult vaillamment et vertueusement se pourta pour le jour, comme bon et hardy chevallier qu'il estoit. Et la bataille finie, le Roy très-vertueux et trèsvictorieux passa la rivière, lui et ses gens, à bien petit de perte, comme vous ay dit cy-derrière, l'espée au poing, et tousjours retournant sa face droit à ses ennemis, comme vertueux prince, ainsi que plus à plain le verrez et oirez par les chroniques, et par ce qui en a esté mis par escript par plusieurs saiges et discrètes gens accoustumez de ce faire, car c'est trop mieulx leur mestier que le miens.

Par quoy leur prie de tout mon cueur que à ceste fois ne veuillent avoir la bouche clouse, ne faulte de éloquence. Car il y a matière belle

(3) Bataille de Fornoue, livrée par Charles VIII le 6 juillet 1495.

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et grande pour bien y employer papier et encre, | que pleust à Dieu mon créateur qu'il m'eust donné la science de bien le sçavoir faire comme le cas le requiert: car encore prendroye voulentiers la patience une autre année en cette misérable prison, pour faire une si très-haulte euvre et digne de mémoire, comme ceste-cy est de ung si très-vertueux, très-victorieux et si trèsbien aimé, et si très-loyalement servy, et par tout le monde redoubté, roy Charles VIII de ce nom de France, de Sécille et de Jérusalem, mon très-redoubté et souverain seigneur et bon

maistre.

S'ensuit la prinse de la ville de Naples faite

par

le roy Ferrant, à cause de la rébellation et grant déloyauté de la commune de ladite ville. Et aussi s'ensuit plusieurs autres actes, tant prinses de villes, de renditions de chasteaux et plusieurs rencontres et autres rotures (1), qui ont esté faites oudit réaume en cellui temps, comme plus à plain verrez en ce petit livret.

L'an de grâce 1495, et le septiesme du mois de juillet, se rébella la ville et cité de Naples à l'encontre du roy de France, de Sécille et de Jérusalem, leur souverain seigneur, Charles VIII de ce nom et levèrent la banière du roy Ferrant sus, et cedit jour ledit roy Ferrant entra dedans ladite ville de Naples, environ dix heures au matin, par la porte de la Magdelaine, là où ledit roy Ferrant descendit de ses gallées; et tous les François qu'ils rencontrè rent dedans ladite ville furent mis à mort.

Le prince de Sallerne (2), luy estant en sa maison, ouyt ce bruit, et le grant cry, qui estoit dedans la ville, du peuple, qui estoit aussi esmeu, soudainement se retira au ChasteauNeuf, et plusieurs autres seigneurs et contes du pays, le séneschal de Beaucaire estoit au chasteau de Capoannes, pareillement oyant l'alarme et horrible bruyt, qui estoit dedans ladite -ville, à toute diligence mit poine de gaigner le Chasteau-Neuf, moyennant l'aide de ses bons amys; et par ce moyen se sauva, le seigneur d'Alégre, le seigneur de La Marche, le cappitaine missire Gratian de Guerres, le seigneur de Jehanly, le seigneur de La Chappelle, le seigneur de Rocquebertin et plusieurs autres gens de bien', feirent grant effort tant à cheval que à pié à rebouter les ennemys; mais le nom

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bre et fureur du peuple fut si très-grant, qu'ils ne peurent résister à l'encontre, et leur fut force de eulx retirer dedans le Chasteau-Neuf, quant ils virent qu'ils ne povoient autre chose faire.

Et là trouvèrent oudit chasteau Guillebert, monseigneur de Bourbon, seigneur de Monpensier, conte daulphin d'Auvergne, archiduc de Cesse, viceroy et lieutenant pour le roy de France, de Sécile et de Jérusalem, au réaume de Naples, et dedans ledit Chasteau-Neuf furent assiégez par ledist roy Ferrant et plusieurs autres gens de bien en leur compaignie. Mais ils n'en tindrent pas grand conte, tant qu'ils eurent de quoy manger. Car tous les jours sailloient à puissance dudist chasteau à l'escarmouche, et aussi de l'église Sainte-Croix et du chasteau de Pisfaucon (3): car il y avoit graut nombre de gens partout; et là faisoient tous les jours de moult belles saillies, et principalement sur le mole du port; et y fut tué grand nombre des ennemys, et des François le seigneur de Beauveau, et le sieur des Champs, gentil-homme de la maison du Roy, le maistre d'ostel Huvart, qui fut très-grand dommaige, car ils estoyent vaillans et bardis de leurs personnes et aussi y fut tué Petit Jehan, le tambourin du Roy, homme d'armes qui homme de bien estoit.

Un bien peu de temps après se retourna une partie des villes et chasteau de Poueille, et se rendirent au prince de Haultemore, qui sans cesser alloit et venoit au long de la marine avec trois gallées qu'il avoit ordinairement.

Deux jours après que ladiste ville de Naples fut rébellée et renduë au roy Ferrant, la ville et cité de Trane se retourna soudainement, et levèrent la banière du roy Ferrant sus, criant tous ensemble Ferre, Ferre. Cedist jour voulurent prendre messire Guillaume de Villeneufve, chevalier, conseiller, maistre d'ostel du roy de France, et de Sécille et de Jérusalem, qui pour lors estoit gouverneur de ladiste ville de Trane, et cappitaine dudit chasteau; mais ledit Villeneufve estoit bien accompaigné. Et aussi messire Barnabo de la Mare estoit avecques lui, accompagné de vingt-cinq Estradios (4); et tous deux ensemble se retirèrent sans rien prendre au chasteau. Ces choses voyant ledit messire Barnabo, commencea à dire audist de Villeneufve: « Il faut que je vous laisse et que je » m'en voise à Berlette, car je me doubte que » ladiste ville de Berlette ne soit rébellée » comme les autres. » Laquelle chose estoit

(3) Pizzifalcone. (4) Milice albanaise.

vraye, et sur ce point s'en alla ledist messire Barnabo avecques les Estradios.

Ledist de Villeneufve demoura dedans le chasteau de Trane, et tout incontinent feist lever les pons dudist chasteau et charger l'artillerie, car il y en avoit de bonne. Et ce soir de nuyt luy fut mis le siége, et commancèrent à faire leurs approches et trenchées; et tindrent le siége l'espace d'ung mois. Durant ledit siége ledit de Villeneufve feist trois saillies, l'une sur les gens de la ville de Berlette, qui amenoient des vivres à la ville de Trane, et y print gens et vivres, et les mena au chasteau, qui grand secours luy fut; l'autre saillie fut sur les gens de la ville, là où il y eust deux prins des ennemys; et l'autre sur un Estradiot qui venoit de Berlette porter des nouvelles à la ville, lequel pareillement fut prins. Et durant ledit siége, fut ladite place fort batuë de artillerie, et environnée d'une grant tranchée qui prenoit d'un des costez jusques à l'autre, tellement que ladite place fut environnée de fossez en telle façon qu'on n'y povoit plus sortir dehors que par la mer, laquelle estoit aussi bien gardée que la terre.

Ung peu de temps après que la rébellion fut faite, l'armée des Vénissiens vint devant le chasteau de Trane, incontinent qu'ils eurent prins et mis à sac la ville de Manople (1), et là sommèrent et requirent ledit messire Guillaume de Villeneufve, cappitaine du chasteau et gouverneur de ladite ville de Trane, qu'il voulsist rendre le chasteau à la seigneurie de Venise, et que on luy donneroit dix mille ducas, et le mener, lui et ses gens et bagues sauves, jusques au port de Marseille; ou autrement qu'ils luy feroyent pis qu'ils n'avoient fait à la ville de Manople, laquelle ils avoient prinse d'assault, pillée et mise à sac. Et estoit dedans la ville pour le roy de France le cappitaine Prudence.

Ausquels Vénissiens ledit de Villeneufve respondist qu'il avoit le chasteau en garde du roy de France, de Sécille et de Jérusalem, son souverain seigneur, et qu'ils n'y avoyent que veoir et que demander, et qu'ils s'en allassent: car il aymeroit mieux mourir que de le rendre jamais sans le commandement de son Roy et souverain seigneur. Et aussi qu'il ne leur appartenoit en riens. Et à tant s'en allèrent lesdits Vénissiens fort mal contens, et se retirèrent au port de Menople, qui tenoit pour eulx, car les villes et chasteaux qu'ils. povoient prandre, ils les gardoient pour la seigneurie de Venise et mettoient sous la bannière de Saint-Marc,

(1) Monopoli.

1. C. D. M., T. IV.

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comme villes gagnées de bonne conqueste.

Monseigneur le prince de Haulte-More, dom Fédéric d'Arragon, ung peu de temps après vint avec ses gallées devant ledit chasteau dudit Trane, et y envoya un sien maistre d'hostel à seureté, nommé messire Vincent, requérant audit de Villeneufve de par monseigneur le prince qu'il lui voulsist rendre ledit chasteau, et qu'il le traitteroit si bien qu'il auroit cause d'estre content de lui; et qu'il l'envoyroit, lui et ses gens et ses bagues sauves, jusques à Marseille. Lequel Villeneufve lui respondit qu'il l'avoit en garde du Roy son souverain seigneur, comme dessus a dit, qu'il aymeroit mieux y mourir que de faire si grand faulte et si grand lascheté au Roy; et à tant s'en alla ledit prince fort maucontent devant le chasteau de Manfredonne, là où estoit missire Gabriel de Montfaulcon et sa compaignie, et tant fit ledit prince avecques lui qu'il lui rendist le chasteau, car il avoit faulte de vivres, comme l'on disoit. Et d'appointement fait entre eulx par la composition, ledit prince lui promist l'en envoyer, lui et ses gens et ses bagues sauves, au réaume de France, laquelle chose il feist.

Incontinent que ledit prince eust ledit chasteau entre ses mains, s'en alla devant le chasteau de Berlette qui pareillement est sus la mer, lequel tenoit ung gentilhomme de monseigneur de Montpensier, nommé Bouzeguin, auquel le prince parlementa, et pareillement s'accorda ledit Bouzeguin, et rendist le chasteau par composition; et lui promit ledit prince l'en envoyer en France avecques messire Gabriel de Montfaulcon, et ses bagues sauves; laquelle chose il feist, car ledit Bouzeguin avoit faute de gens et de vivres.

Une partie des gens dudit Bouzeguin se mirent à la soulte et gaiges dudit prince, et entre les autres chanonier flameng, lequel fut envoyé de par le prince souborner ung autre chanonier flameng, que avoit messire Guillaume de Villeneufve pareillement audit chasteau de Trane, auquel il dit de nuyt semblables paroles : « Si vous >> voulez vous rendre à monseigneur le prince, il » vous sauvera la vie et vous prendra à son service, et vous donnera cent ducas, et à tous les >> autres compaignons que vous amenerez avec» ques vous vingt-cinq ducas, et trétous seront » mis à ses gaiges. » Lequel, comme traistre et lasche qu'il fut, s'y accorda et lui promist sa foy de ainsi le faire; et par un peu d'espace de temps, petit à petit, il souborna trente-deux des compaignons dudit chasteau, lesquels il emmena avecques lui hors du chasteau le jour que on donna l'assault, et se descendirent le long

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