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le dernier soupir, à l'âge de soixante-cinq ans et quelques mois, le 11 décembre 1680, à Fontainebleau, où il s'était fait transporter un mois auparavant, malgré sa faiblesse, auprès de la duchesse de Bourbon, sa petite-fille, malade de la petite vérole. Son fils prit le nom de Condé, et quitta le nom de duc d'Enghien, que le grand Condé avait porté le premier, et auquel devaient s'attacher un jour de si funestes et de si déplorables souvenirs.

Voici l'un des deux plus grands chefs-d'œuvre de Bossuet : l'oraison funèbre du prince de Condé et celle de la reine d'Angleterre passent pour les deux morceaux les plus parfaits et les plus admirables que nous devions à son génie oratoire, comme elles sont les deux plus belles productions de l'éloquence française et peut-être de l'éloquence humaine. Il serait difficile de décider de la préférence : les sujets de ces deux discours semblent presque également riches et sublimes; mais Bossuet est toujours supérieur aux sujets qu'il traite; il féconde puissamment les moins heureux, et se montre encore plus grand que les plus magnifiques : la matière qui prête le plus paraît tout emprunter à son génie surnaturel. Nous croyons que l'oraison funèbre de la duchesse d'Orléans n'est pas au niveau de ces deux chefs-d'œu vre; mais elle n'est pas beaucoup au-dessous.

D.....LT.

Nous allons entendre pour la dernière fois la voix de Bossuet gémir sur les tombeaux ; et c'est par un chef-d'œuvre qu'il va descendre de la chaire funèbre. Après le grand Condé, nul ne pouvait aspirer à un tel orateur.

Ce ne sont ni le respect, ni la reconnaissance, ni les égards dus au rang et au malheur, qui conduisent Bossuet au tombeau du grand Condé; il cède à un sentiment plus puissant et plus exalté. Le grand Condé avait toujours été le héros de son cœur et de son imagination. Ce prince, encore bien jeune, avait deviné Bossuet, plus jeune encore. Ces deux hommes avaient tant de conformité par l'élévation du génie, la fierté de caractère, et l'espèce de domination qu'ils exerçaient sur l'opinion publique, que la distance des rangs et des conditions disparaissait, pour ne laisser apercevoir que les deux hommes les plus extraordinaires du beau siècle où ils s'étaient rencontrés. La reconnaissance avait d'abord attaché Bossuet au grand Condé, qui s'était toujours déclaré son protecteur; mais l'amitié les unit ensuite par des liens plus touchants, et l'on vit s'établir entre eux une intimité dont on observe peu d'exemples entre les princes et de simples particuliers. Toute la vie de Bossuet fut un long et tendre dévouement aux intérêts de ce prince et de sa maison; et cet intérêt survécut à celui qui en avait été le premier et le principal objet. On vit plus d'une fois Bossuet, longtemps après avoir cessé d'exercer les fonctions de précepteur du Dauphin, les reprendre auprès du petit-fils du grand Condé, présider à son éducation, diriger ses étu

des pendant ses séjours à Versailles, et, un an seulement avant sa mort, assister encore aux leçons de ses maitres.

Le grand Condé, que ses infirmités avaient éloigné du commandement des armées depuis la campagne de 1675, s'était entièrement fixé à Chantilly depuis 1680, peu de temps après la mort de la duchesse de Longueville, sa sœur. Il ne se montrait plus à Versailles que deux ou trois fois dans l'année, quoiqu'il eut toujours conservé sa place au conseil.

C'était dans cette noble retraite, embellie plus encore par son nom et par les glorieux souvenirs de tant de victoires que par les efforts et les merveilles de l'art, qu'il se plaisait à cultiver son esprit dans le commerce et l'entretien des hommes de génie qu'il y avait attirés, ou qui venaient l'y chercher. C'était dans calme de ce doux loisir, dont on ne connaît jamais autant le charme que lorsqu'il succède aux agilations d'une vie que l'ambition, les passions et la gloire ont tourmentée, qu'il se livrait à la méditation de ces grandes vérités religieuses dont le tumulte des camps et le mouvement du monde lui avaient fait perdre la trace, sans les avoir entièrement effacées de son esprit.

En voyant Bossuet et le grand Condé se promener au bruit de ces fontaines, à l'ombre de ces arbres antiques qui avaient vu tant de héros de tous les âges oublier leur propre gloire pour s'entretenir des embellissements de leur retraite, se disputer le mérite d'y apporter le plus de goût et d'affection, on sent combien la véritable gloire est supérieure à cette petite ambition des âmes vulgaires, qui ne savent ni connaitre ni apprécier la véritable grandeur.

En parcourant les papiers de Bossuet, nous avons trouvé une lettre écrite de la main du grand Condé. Elle peint avec tant de naïveté la simplicité de leurs goûts et de leurs relations, que nous sommes convaincus qu'on ne la lira pas sans intérêt.

<< Chantilly, 19 septembre 1685.

« Je suis ravi que vous soyez content de mon fontenier. Quand on « ne peut pas rendre de grands services à ses amis, on est ravi au « moins de leur en pouvoir rendre de petits; et comme il n'y a per« sonne, si je l'ose dire, que j'aime mieux que vous, et que je suis «assez malheureux pour n'avoir plus d'occasion de vous rendre des « services considérables, je suis ravi d'avoir quelque occasion de faire « quelque chose qui vous puisse faire un peu de plaisir. Gardez-le « donc tant qu'il vous sera un peu utile, et n'ayez aucun scrupule « là-dessus. Je suis ravi de la résolution que vous avez prise de tra«vailler sans relàche à achever votre ouvrage. J'ai une extrême << impatience de le voir, étant persuadé qu'il sera très-utile et admira«blement beau.

« Je ne fais pas état d'aller à la cour, que lorsqu'elle reviendra à « Versailles. Je ne doute pas que vous n'y veniez en ce temps-là, el « que nous n'y ayons des conversations qui me sont si utiles et si « agréables.

« Mes neveux sont traités fort honnétement, mais fort froidement. « Il faudra que leur bonne conduite achève de réparer leurs fautes. Je « suis de tout mon cœur pour vous tel que je dois; je vous conjure « de n'en pas douter. LOUIS DE BOURBON. »

L'histoire des Variations.

En lisant cette lettre, on ne peut s'empêcher de sourire; mais ce sourire est celui de l'admiration. Il ne s'agit à la vérité que d'un fontenier, que le grand Condé envoie à Bossuet; mais c'est ce monument de simplicité et de familiarité entre de tels hommes qui en fait la grandeur. On aime à les voir sensibles à des plaisirs et à des distractions qui sont à portée de tous les hommes; et on observe avec satisfaction que la véritable grandeur peut s'allier avec des amusements purs et innocents, qui appartiennent à tous les états et à toutes les conditions. On se repose en quelque sorte de l'admiration qu'ils inspirent, pour jouir de leur bonhomie.

Mais, au milieu de ces détails si vulgaires, on est frappé de la vénération et de la tendre affection du grand Condé pour Bossuet. « Il n'y « a personne, si je l'ose dire, que j'aime mieux que vous. » Cette déclaration si simple et si franche ne pouvait venir que du cœur. Les princes et les grands s'expriment ordinairement dans un langage plus flatteur et moins vrai.

Louis XIV parut sentir avec regret la perte de ce prince. Le grand Condé avait quitté subitement Chantilly le 6 novembre 1686. Malgré sa faiblesse et ses infirmités, il était accouru avec empressement à Fon tainebleau, pour donner lui-même des soins à madame la duchesse de Bourbon, sa petite-fille, malade de la petite vérole. Ce fut là qu'il mourut le 11 décembre 1686, après avoir vu les approches de la mort avec le calme d'un sage et la piété d'un chrétien.

Louis XIV voulut honorer la mort d'un prince qui avait eu tant d'éclat pendant sa vie, par toute la magnificence dont une pompe funèbre est susceptible. I ordonna un service public à Notre-Dame. Tous les évêques et toutes les compagnies souveraines eurent ordre d'y assister, et Bossuet fut choisi pour prononcer l'Oraison funèbre. Ce triste honneur lui appartenait à des titres encore plus chers et plus sacrés que ceux de la supériorité du génie et du talent.

L'Oraison funèbre du grand Condé excite encore, après plus d'un siècle, l'admiration de tous ceux qui la lisent. C'est la première leçon d'éloquence française par laquelle on essaye le goût et les dispositions des générations naissantes. Elle vient se graver d'elle-même dans la mémoire des jeunes gens aussitôt que leur oreille se montre sensible à l'harmonie; elle fait battre de jeunes cœurs, étonnés d'une émotion qu'ils n'avaient point encore ressentie; elle fait couler les premières larmes que la puissance du génie arrache à des âmes encore neuves. A quelque age que ce soit, quelque gloire qu'on ait acquise dans la carrière des armes, des lettres, de la magistrature, du barreau, de l'éloquence de la chaire, on se rappelle avec complaisance l'enthousiasme qu on éprouva dans ses jeunes ans en lisant pour la première fois l'Oraison funèbre du grand Conde; et on aime à attribuer au sentiment naissant de fant de beautés l'attrait et le goût qui ont dirigé nos études dans la maturité de l'âge.

Ce que la religion a de plus auguste et de plus sacré, l'histoire de plus imposant, l'éloquence de plus noble et de plus majestueux, la poésie de plus sensible, se trouve réuni dans cette admirable composition; et il faut dire qu'elle est encore plus l'ouvrage du cœur de Bossuet que celui de son génie.

(Le cardinal DE BAUSSET, Histoire de Bossuet, liv. vII.)

DE

LOUIS DE BOURBON,

PRINCE DE CONDÉ,

Prononcée dans l'église de Notre-Dame de Paris, le 10 mars 1687.

MONSEIGNEUR',

Dominus tecum, virorum fortissime... Vade in hac fortitudine tua.... Ego ero tecum. Le Seigneur est avec vous, ô le plus courageux de tous les hommes ! Allez avec ce courage dont vous êtes rempli. Je serai avec vous. (Aux Juges, VI, 12, 14, 16.)

Au moment que j'ouvre la bouche pour célébrer la gloire immortelle de LOUIS DE BOURBON, prince de Condé, je me sens également confondu, et par la grandeur du sujet, et, s'il m'est permis de l'avouer, par l'inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable n'a pas ouï les victoires du prince de Condé, et les merveilles de sa vie? On les raconte partout: le Français, qui les vante, n'apprend rien à l'étranger; et quoi que je puisse aujourd'hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos pensées, j'aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez d'être demeuré beaucoup au-dessous 2. Nous ne pouvons rien, faibles orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires : le Sage a raison de dire que «< leurs << seules actions les peuvent louer3: » toute autre louange languit auprès des grands noms; et la seule simplicité d'un récit fidèle pourrait soutenir la gloire du prince de Condé. Mais en attendant que l'histoire, qui doit ce récit aux siècles futurs, le fasse paraître, il faut satisfaire, comme nous pourrons, à la reconnaissance publique, et aux ordres du plus

'A M. le Prince, fils du défunt prince de Condé.

2 Cet admirable exorde rappelle celui de Périclès dans sa harangue funèbre sur les Athéniens morts à Platée (Thucydid., 1. 11, § 35). Voir aussi Démosthène, adv. Leptin. p. 420, 2. (A.-F. D.)

3 Laudent eam in portis opera ejus. PROV., XXXI, 31.

>>

grand de tous les rois. Que ne doit point le royaume à un prince qui a honoré la maison de France, tout le nom français, son siècle, et, pour ainsi dire, l'humanité tout entière! Louis le Grand est entré lui-même dans ces sentiments. Après avoir pleuré ce grand homme, et lui avoir donné par ses larmes, au milieu de toute sa cour, le plus glorieux éloge qu'il pût recevoir, il assemble dans un temple si célèbre ce que son royaume a de plus auguste, pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de ce prince; et il veut que ma faible voix anime toutes ces tristes représentations et tout cet appareil funèbre. Faisons donc cet effort sur notre douleur. Ici un plus grand objet, et plus digne de cette chaire, se présente à ma pensée. C'est Dieu qui fait les guerriers et les conquérants. « C'est vous, lui disait David 1, qui avez « instruit mes mains à combattre, et mes doigts à tenir l'épée. S'il inspire le courage, il ne donne pas moins les autres grandes qualités naturelles et surnaturelles et du cœur et de l'esprit. Tout part de sa puissante main; c'est lui qui envoie du ciel les généreux sentiments, les sages conseils, et toutes les bonnes pensées; mais il veut que nous sachions distinguer entre les dons qu'il abandonne à ses ennemis, et ceux qu'il réserve à ses serviteurs. Ce qui distingue ses amis d'avec tous les autres, c'est la piété ; jusqu'à ce qu'on ait reçu ce don du ciel, tous les autres non-seulement ne sont rien, mais encore tournent en ruine à ceux qui en sont ornés. Sans ce don inestimable de la piété : que serait-ce que le prince de Condé avec tout ce grand cœur et ce grand génie? Non, mes frères, si la piété n'avait comme consacré ses autres vertus, ni ces princes ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons donc à bout la gloire humaine par cet exemple; détruisons l'idole des ambitieux; qu'elle tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble 2 au

Benedictus Dominus Deus meus, qui docet manus meas ad prælium, et digitos meos ad bellum. Ps. cxliii, 1. 2 VAR. Mettons-en un.

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