Imágenes de página
PDF
ePub

la déteste; toutes les agitations de l'ame de Voltaire. semblent passer dans la sienne; et sans s'en douter, en exhalant ses plaintes, en les épanchant dans le sein de l'amitié, elle a fait de lui l'un des portraits les plus vifs et les plus ressemblans qui soient encore parvenus jusqu'à nous. Ses légèretés, ses inconséquences, les petitesses de sa vanité n'ont jamais paru dans un aussi grand jour. Obligé de fuir de France pour la publication d'un livre dangereux, il court en Hollande le faire réimprimer. Madame du Chastelet se met à ses pieds pour l'en empêcher; il cède, mais il ne peut se contenir d'envoyer au roi de Prusse (alors prince Royal) un livre (1) mille fois plus dangereux, plus punissable, un livre d'autant plus raisonnable, dit madame du Chastelet, presqu'aussi folle que lui, qu'il feroit brûler son homme. (En blâmant sa conduite, on voit qu'elle approuve le livre. ) Elle n'en est pas moins furieuse de son imprudence. Ses plaintes ont une amertume et une vivacité dont il seroit difficile de donner une idée; il faut la laisser parler elle-même :

« Quand il n'y auroit, dit-elle, que la disparate d'une » telle conduite, d'aller confier à un prince de vingt» quatre ans, dont le cœur ni l'esprit ne sont encore » formés, qu'une maladie peut rendre dévot, qu'il » ne connoît point, le secret de sa vie, sa tranquil»lité et celle des gens qui ont attaché leur vie à la » sienne, en vérité il, devroit ne le point faire. Si un » ami de vingt ans lui demandoit ce manuscrit, il de» vroit le lui refuser; et il l'envoie à un inconnu et » prince! Pourquoi d'ailleurs faire dépendre sa tran» quillité d'un autre, et cela sans nécessité, par la sotte » vanité (car je ne puis falsifier le mot propre ) de

(1) Sa Métaphysique.

» montrer à quelqu'un, qui n'en est pas juge, un ou » vrage où il ne verra que de l'imprudence? Qui con» fie si légèrement son secret, mérite qu'on le trahisse. » Mais moi, que lui ai-je fait pour qu'il fasse dé- ́ » pendre le bonheur de ma vie du prince Royal? Je » vous avoue que je suis outrée ; vous le voyez bien, » et je ne puis croire que vous me désapprouviez. Je

sens que quand cette faute sera faite, s'il ne falloit » que ma vie pour la réparer, je le ferois; mais je » ne puis voir sans une douleur bien amère qu'une » créature si aimable de tout point veuille se rendre » malheureuse par des imprudences inutiles, et qui » n'ont pas même de prétextes. »

Ce passage peut donner quelqu'idée des chagrins que lui causoient les étourderies de Voltaire ; et l'on voit que jamais jeune homme de quinze ans, échappé de son collége, ne fit naître de plus vives alarmes: mais ce n'est rien auprès des tourmens qu'il lui fit endurer lorsque son amour-propre fut offensé dans sa querelle avec Desfontaines ce sont les cris, les fureurs du désespoir. Elle passe sa vie à le calmer, à le supplier, à soustraire des lettres, à lui cacher ce qui pourroit l'affliger, à réparer le mal qu'il a pu faire, à le sauver de lui-même, en le ramenant à des sentimens plus" modérés; et tout à-coup il retombe dans des transports" qui la rejettent dans ses premières terreurs. En contradiction avec elle-même, elle se plaint sans cesse de ce que l'on trouble le repos d'un homme qui mettoit le trouble partout ; et un moment après, elle convient que c'est lui qui se perd par ses imprudences, les fermentations de sa tête, les emportemens de sa haîne et de sa vanité.

C'est dans ces Lettres que l'on voit plus vivement qu'ailleurs combien Voltaire étoit sensible aux moindres

que

critiques, combien il tracassoit pour tâcher d'augmenter une renommée qui ne lui sembloit jamais assez immense; quels misérables moyens, quels agens plus misérables encore il employoit pour étendre cette renommée, cette gloire qui faisoit le tourment de sa vie, et sans laquelle cependant il lui étoit impossible de vivre. Au milieu des accès d'une fièvre qui le consumoit, et des embarras d'un procès criminel qu'il vouloit intenter, il faisoit une tragédie, et en attendant la tragédie fût faite il envoyoit à Paris des contes, des épîtres, et madame du Chastelet demandoit qu'on les imprimât sur-le-champ pour lui rendre un peu de calme; et c'est un chevalier de Mouhi, à qui elle craint de confier cent écus, qu'elle charge du soin de la gloire de son idole ! Dans les tourmens que lui cause un tel ́ homme, dans les inquiétudes qu'il lui donne, elle sent quelquefois bien cruellement le malheur de sa situation, et sa douleur va jusqu'au désespoir. Elle sent également toute la vanité de la gloire: «Un bonheur » obscur vaudroit bien mieux, s'écrie-t-elle. O vanas » hominum mentes! ó pectora cæca ! » Et cependant ce furent ces vaines illusions de gloire qui détermi- ' nèrent une femme d'un nom illustre à attacher sa destinée à celle d'un furieux qui, pour prix de tant de sacrifices, ne cessa de la compromettre, de la tourmenter, de la tyranniser.

En lisant ces lettres singulières, on ne peut s'empêcher de plaindre la situation de cette femme insensée, livrée sans doute à toutes les erreurs de celui qui l'avoit subjuguée, mais entièrement dévouée à ce malheureux objet de son attachement, s'immolant sans cesse pour lui, admirable dans les soins, dans les inquiétudes de sa tendresse, faisant preuve à chaque instant d'une sensibilité très-vive, quelquefois d'une ame très-élevée, VIIe. Année.

3

et qui pouvoit être une femme accomplie, si elle eût eu un digne objet de ses affections. Elle partagea trop souvent, il faut en convenir, le déplorable aveuglement et les vanités extravagantes de Voltaire (1); mais on lui doit du moins cette justice, de dire que souvent elle eut le pouvoir de l'arrêter dans beaucoup de folies où l'entraînoient les impétuosités de sa tête, et qu'il ne perdit absolument toute mesure que lorsqu'il eut perdu le seul être qui ait jamais eu sur lui un véritable empire. L'éditeur, qui a fait avant nous cette réflexion, la présente avec des développemens très-heureux, et qui rendent même madame du Chastelet intéressante.

Le style de madame du Chastelet est naturel, mais sans correction, et sur-tout sans élégance, sans aucune de ces délicatesses de langage qui caractérisent ne plume féminine; et sans doute la sublime Emilie devoit dédaigner les grâces de son sexe : elle écrit comme un homme, mais du moins comme un homme bonne compagnie. Elle répète souvent les mêmes choses et dans les mêmes termes; mais ces répétitions ne déplaisent pas toujours, parce qu'elles sont passion

a

nées.....

N.

(1) C'est le jugement qu'on en portoit dans le monde, et qui est finement exprimé dans plusieurs lettres de madame de Staal à madame Dudeffant; dans l'une de ces lettres on lit le passage suivant : « Elle (madame du Chastelet) fait actuellement la revue » de ses principes: c'est un exercice qu'elle réitère chaque année, >> sans quoi ils pourroient s'échapper, et peut-être s'en aller si loin, » qu'elle n'en retrouveroit pas un seul. Je crois bien que sa tête » est pour eux une maison de force, et non pas le lieu de leur »naissance : c'est le cas de veiller soigneusement à leur garde. »>

V.

Correspondance inédite de madame Dudeffant avec d'Alembert, Montesquieu, le P. Hénault, la duchesse du Maine.

VOILA bien des correspondances depuis quelque temps: on a publié successivement les Lettres de mademoiselle Aïssé, celles de mademoiselle de l'Espinasse, etc. on nous donne aujourd'hui celles de madame Dudeffant. On nous en prépare probablement d'autres encore; et si cela continue, il n'aura pas été écrit une ligne dans le dix-huitième siècle, qui ne soit précieusement recommandée à la postérité par la voie de l'impression: il y a là un excès sensible, et qui doit frapper tout le monde. A quoi tient cet excès? A deux causes qu'il est bien aisé d'apercevoir : d'un côté, à la cupidité des libraires, laquelle semble croître à mesure que la littérature tombe en décadence; de l'autre, à un certain engouement pour tout ce qui rappelle les souvenirs littéraires du siècle dont nous sortons à peine. Nous nous plaignons souvent du déluge de livres dont nous sommes inondés; mais comment. ce fléau n'existeroit-il pas, puisqu'à la manie d'écrire, ' qui est de tous les temps, se joint le commerce des écrits, qui appartient d'une manière toute particulière aux temps modernes? L'imprimerie a presque changé la littérature en une spéculation mercantile ; mais à mesure que la littérature perd de sa considération réelle par la disette de bons ouvrages, par le défaut de grands talens, par la multitude des productions mé

« AnteriorContinuar »