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LE SPECTATEUR

FRANÇAIS

AU XIXE SIÈCLE,

OU

VARIÉTÉS MORALES,

POLITIQUES ET LITTÉRAIRES, RECUEILLIES DES MEILLEURS ÉCRITS PÉRIODIQUES.

PHILOSOPHIE, ÉDUCATION, LITTÉRATURE ANCIENNE.

I.

Sur FRÉDÉRIC II, à l'occasion d'un voyage en Prusse, L. M. D. L., avec cette épigraphe: Beaucoup par en ont parlé, mais peu l'ont bien connu.

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N a en effet beaucoup parlé de ce prince : ses succès à la guerre et ses liaisons avec les philosophes lui ont fait un nom célèbre. Voltaire, entr'autres, lui a prodigué toute sorte de flatteries, et l'a chanté en vers et en prose. Il est bien vrai que s'il l'a excessivement loué pendant la moitié de sa vie, il s'en est dédommagé pendant l'autre moitié. Autant il s'étoit montré d'abord enthousiaste de son héros, autant il lui garda de rancune par la suite. Ces deux grands philosophes se brouillèrent pour de misérables tracasseries, et le vif enthousiasme VIIe. Année.

I

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qu'ils avoient d'abord conçu l'un pour l'autre n'aboutit qu'à une rapture entière et à un éclat ridicule. La scène désagréable de Francfort, et le traitement injurieux qu'y essuya Voltaire, ne sortirent jamais de sa mémoire; et dans ses accès de colère il prétendoit même faire expier cet outrage à Frédéric par la désolation de ses provinces et le sang de ses sujets. Dans le temps de la guerre de sept ans, il écrivoit aux généraux français pour les animer contre le roi de Prusse; mais l'on s'apercevoit aisément qu'il étoit moins animé par l'esprit de patriotisme que par le désir de satisfaire ses ressentimens personnels. Il lui sembloit que la France, que l'Empire, devoient tirer vengeance de l'affront qu'il avoit reçu, et lui-même la tiroit à sa manière, en ménageant peu la réputation de ce même prince qu'il。 avoit autrefois si fort vanté. Cependant, comme ses amis n'étoient point entrés dans sa querelle, et que la cour de Frédéric continuoit d'être le rendez-vous des philosophes, la grande renommée du monarque ne fut, point altérée par les plaisanteries de Voltaire; et il se vit toujours prôné par une foule d'admirateurs, qui attendoient de son règne les plus heureux résultats pour le succès de leurs desseins et pour la plus grande gloire de la philosophie.

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Un historien extrêmement favorable à Frédéric, a reconnu lui-même le motif des louanges accordées si facilement à ce prince, ainsi que la cause des éloges qu'il donnoit si gratuitement aux philosophes. « Frédéric, dit cet écrivain, sentit que pour acquérir de la gloire il n'étoit pas inutile de se faire ami des philosophes, des poètes et des gens de lettres célèbres, et il écrivoit à ceux qui tenoient alors le sceptre des lettres et des sciences. Lettres flatteuses, complimens agréables, louanges exagérées, il ne négligeoit rien pour gagner

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leur estime ou du moins pour attirer les effets de leur reconnoissance; et les gens de lettres, qui, sans en excepter les philosophes, ne sont pas chiches de louanges quand ils sont ou désirent d'être caressés par les grands, les gens de lettres et les philosophes louoient le prince héréditaire au-delà de ses espérances. Il leur envoyoit des lettres en vers et en prose, des traités de métaphysique, d'histoire, de politique, etc. Les philosophes, chatouillés par ses louanges, lui répondoient comme un amant fou écrit à sa maîtresse. On lui écrivoit qu'il étoit un grand poète, un grand philosophe, un prince incomparable: toutes ces flagorneries s'imprimoient, et Frédéric n'en étoit pas fâché..... Voltaire sur-tout, accoutumé à encenser l'idole du jour, eût-elle été portée du fumier sur l'autel, ne manqua pas de prôner comme le plus grand homme de l'univers un prince qui attendoit un trône, et qui lui disoit qu'il étoit le plus grand philosophe de son siècle et le premier poète du monde (1). » Ainsi s'exprime sur le compte de Frédéric et de ses admirateurs un écrivain qui fait luimême profession d'admirer ce prince, un écrivain philosophe d'ailleurs, et qui parle souvent d'une manière très-repréhensible de la religion et de ses dogmes: son témoignage ne sauroit être suspect en cette occasion, et on ne peut d'autant moins le récuser, que l'auteur, en d'autres rencontres, loue Frédéric de ce qu'il y a de moins louable.

Voilà donc la source de cette haute réputation de Frédéric. Cependant, aujourd'hui même que ce pince est mieux connu, et que son caractère et sa politique devroient mieux être appréciés, il se trouve encore des panégyristes de ses opinions et de sa conduite, qui le

(1) Vie de Frédéric II, Strasbourg 1788, tom. I, pag. 22,

regardent comme le père de ses sujets et comme le modèle des rois : ils croient encore, sur la parole de quelques Français pensionnés par le roi de Prusse, qu'il fut aussi grand dans la paix que dans la guerre, et que l'équité la plus scrupuleuse présidoit à toutes ses actions; ils se le représentent comme conformant son administration aux idées libérales qu'il professoit, et comme le digne imitateur des Titus et des Antonin. L'ouvrage que nous annonçons pourroit servir à dissiper cette haute opinion de Frédéric. L'auteur paroît avoir vécu à Berlin sous le règne de ce prince, et s'être mis au fait de tout ce qui le concerne; or, tout ce qu'il raconte n'est pas à l'avantage du monarque, et il ne donne pas en général une idée flatteuse de son caractère comme homme et comme prince.

D'abord, ce Salomon du nord, comme l'appeloit quelquefois Voltaire, cet ami des idées libérales, ce protecteur de la philosophie, étoit bien le prince le plus despote qui jamais ait régué. Il jouissoit dans ses Etats du pouvoir le plus absolu, et sa volonté suffisoit pour violer la loi, comme pour l'établir. Il aimoit, dit son historien que nous avons cité, à être le maître en tout, et il ne pouvoit souffrir qu'on lui résistât (1). Le même écrivain ajoute qu'afin d'entretenir la crainte dans tous les tribunaux et les collèges, le roi cassoit de temps en temps des gens en place, sans examen, sans donner raison de sa conduite, sans qu'il y eût aucune apparence de faute (2). Une pareille conduite convient assez à un souverain qui se seroit fait cette devise: Oderint dùm metuant. Frédéric étoit en outre d'une sévérité cruelle pour les moindres délits militaires: témoin cet officier qu'il surprit la nuit dans le camp,

(1) Vie de Frédéric, tom. IV, pag. 24.

(2) Ibid. pag. 128.

ayant une lumière contre son ordre, et finissant une lettre à une mère chérie. Il lui ordonna de mettre à la fin de sa lettre qu'on le pendroit le lendemain; ce qui fut exécuté. Je ne connois point de trait plus froidement atroce. L. M. D. L. dit que ce trait barbare, dont il a vérifié l'authenticité, n'a point été jusqu'à ce jour consigné dans l'histoire : il se trompe; ce même fait est rapporté par l'auteur de la Vie de Frédéric, qui donne même le nom du capitaine. Il s'appeloit de Zietern (1).

L. M. D. L. cite d'autres exemples de l'implacable sévérité de Frédéric, et de la facilité avec laquelle il oublioit les plus importans services : il le peint emplissant ses coffres, mais laissant en revanche les poches de ses sujets vides. Il lui reproche Dresde livrée au pillage, la garnison de Neiss passée au fil de l'épée, les forteresses de Custrin et de Spandaw pleines de prisonniers d'Etat..... Il lui reproche son goût pour la raillerie, peu séant dans un roi. Esprit caustique et méchant, dit-il, ses plaisanteries sont mordantes. Il rapporte quelques-uns de ces sarcasmes, qui sont en effet fort outrageans, mais qui n'ont que ce méritelà; car ils renferment peu d'esprit. Il est connu qu'il falloit à ce prince un plastron; et malheur à celui sur qui tomboit le choix! plusieurs furent successivement obligés de quitter la partie. On l'accuse d'une avarice sordide, et on en donne des exemples qui sont véritablement fort étranges de la part du chef d'un puissant Etat. L. M. D. L. prétend aussi que Frédéric n'aimoit personne, et il cite plusieurs traits qui ne prouvent pas en effet un grand fonds de sensibilité, et qui indiquent plutôt une ame dure et un cœur étranger aux

(1) Vie de Frédéric, tom. I, pag. 193,

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