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même, avant tous les autres, la dupe de ses prestiges. Je pense que, quand il a dit sur Racine le mot que je viens de rapporter, il étoit pénétré du sentiment que ce mot exprime; mais la preuve qu'au fond il ne croyoit pas qu'un commentaire de Racine dût se borner à des exclamations, c'est qu'il ne s'est pas renfermé dans le cercle ridicule des points d'interjection et des mouvemens admiratifs, lorsqu'il a commenté la Bérénice de Racine, dans son édition critique de Corneille; et d'ailleurs, je ne croirois pas avancer un paradoxe dénué de toute raison, en disant que la critique ne rend pas un service moins utile, en développant les beautés et les perfections des grands écrivains, qu'en indiquant leurs fautes. Combien y a-t-il de lecteurs qui, en lisant Racine, puissent se rendre compte du plaisir qu'ils éprouvent? Et n'est-ce pas leur en procurer un nouveau, joint à une instruction nécessaire, que de les faire entrer dans les secrets d'un art dont ils éprouvent les effets sans en connoître les moyens? Quel plus beau spectacle que de contempler, pour ainsi dire, les ressorts du génie, et d'assister, en quelque sorte, à ses opérations? Combien cette jouissance réfléchie et ce plaisir éclairé ne sont-ils pas au-dessus du sentiment toujours vague d'une admiration aveugle! Il ne faut donc pas écouter ceux qui disent que des notes, des rapprochemens, des observations ne servent qu'à interrompre mal à propos et qu'à refroidir l'enthousiasme qu'inspiré la lecture dés vers de Racine; comme si, en les lisant, on devoit tou jours admirer sans méditer jamais; comme si, quand on tient un volume de Racine, on devoit être perpétuellement sur le trépied; enfin, comme si on devoit toujours lire ces grands modèles du goût, sans jamais les étudier!

J'aime à croire que ces étranges opinions ne sont que

des restes, prêts à disparoître, du mauvais esprit qui a régné si long-temps, et que nous voyons céder progressivement aujourd'hui aux droits et à la puissance du bon sens et de la raison, méconnus pendant près d'un siècle : à mesure que notre admiration pour Racine et pour tous les grands écrivains de la même époque de-. viendra plus vraie et plus sincère, à mesure que nous reporterons vers eux des hommages si long-temps pros titués à de vaines idoles, nous sentirons mieux le besoin de leur rendre le seul culte digne de leur gloire et de leur génie, celui de la méditation, de l'étude, de l'imitation. C'est ainsi qu'il faut honorer ces modèles inappréciables du vrai beau, et non par les acclamations insensées, et les démonstrations souvent ridicules d'un enthousiasme toujours suspect.

Racine, qui eut tant de rapports avec Virgile, lui ressemble singulièrement dans l'art de s'approprier les pensées et les expressions des poètes antérieurs, pour leur donner un nouveau lustre et les enchâsser avec une adresse plus délicate. C'est ainsi que le poète ro¬ main savoit tirer des perles du fumier d'Ennius, et que les richesses de tous les écrivains qui l'avoient précédé devenoient son propre bien. Animé du même esprit, et placé à-peu-près dans les mêmes circonstances, Ra-. cine a profité habilement de tout ce que la littérature française avoit jusqu'à son temps produit de plus heu-! reux tours, expressions, figures, idées, il prend tout pour tout embellir; et rien n'est plus instructif, plus propre à former le goût, plus digne de piquer la curiosité d'un littérateur studieux, que d'examiner avec attention l'usage qu'un si grand maître sait faire des beautés qu'il emprunte, et comment, sous ses mains savantes, ce qui sembloit manquer d'éclat brille tout-. à-coup, et ce qui paroissoit n'avoir aucun prix acquiert

une grâce inattendue. C'est sur-tout dans les poètes grecs et dans les poètes latins que Racine a beaucoup puisé : on sait tout ce que les Phéniciennes d'Euripide, le poëme de Stace, et la Thébaïde attribuée à Sénèque, lui ont fourni pour la composition des Frères Ennemis ; tout ce qu'il a pris dans Quinte - Curce pour celle de l'Alexandre; dans Virgile, dans Euripide, dans Tacite, dans Aristophane, pour celle d'Andromaque, de Britannicus, des Plaideurs. L'auteur a fait moins d'emprunts dans Bérénice, Bajazet et Mithridate; mais Iphigénie et Phèdre sont presque toutes grecques; et Sénéque, embelli et perfectionné, se retrouve presque tout entier dans cette dernière pièce.

Y.

XLV.

Sur Boileau, à l'occasion d'une comédie intitulée : Molière avec ses Amis, par M. Andrieux.

JE

E

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Je n'ai rien à dire sur la pièce ; mais il y a toujours beaucoup à dire sur les personnages: ce sont des hommes qui seront l'entretien des siècles; et plus ils deviendront anciens plus on en parlera, parce qu'on en sentira plus vivement la perte. Boileau, l'un de ceux qui font la meilleure figure dans la comédie de M. Andrieux, se soutiendra dans la postérité la plus reculée, parce qu'il est appuyé sur la base éternelle de la raison. Les philosophes, pendant la courte durée de leur empire, ont eu des prédilections, des antipathies: ils avoient élu certains auteurs, d'autres étoient ré

prouvés ; ils aimoient Fénélon, parce qu'il avoit été condamné par l'église ; Molière, parce qu'il avoit composé le Tartuffe ; mais ils ne pouvoient souffrir Boileau, ce fléau du mauvais goût et du faux bel-esprit, cet oracle du bon sens et de la vérité. Ils l'insultèrent en pleine académie, et cette vengeance étoit juste; c'étoit même pour eux un devoir de piété filiale. Boileau avoit immolé leurs pères en littérature, les Chapelain, les Scudéry, les Cotin, tous académiciens illustres dont ils étoient les héritiers. Le satirique avoit rempli de deuil cette compagnie, et jamais il n'en eût été membre sans un ordre exprès de Louis XIV.

C'est un effort sublime de magnanimité dans l'Institut, d'avoir proposé l'éloge de cet ancien ennemi de l'académie française: un pareil sujet n'étoit pas moins délicat et moins important que la question sur les effets du lutheranisme. Le corps littéraire qui sollicite de pa.reilles discussions, doit compter beaucoup sur le courage et les lumières des auteurs, et plus encore sur sa propre impartialité: il étoit à désirer pour l'honneur de l'Institut, qu'aucun des ouvrages présentés ne lui parût digne de la couronne; mais la question du lutheranisme a été traitée de manière à forcer ses suffrages; et malheureusement il se trouve que la dissertation couronnée est une insulte pour la langue et la nation française un outrage pour le bon sens, pour la philosophie morale et politique.

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L'Institut a été plus heureux dans l'éloge de Boileau : cette société a le mérite de la proposition et le bonheur d'avoir évité l'embarras et le danger du jugement. Les écrivains qui connoissent les opinions de l'Institut et ne les partagent pas, n'ont pas même tenté l'entreprise ; ceux qui sont animés du même esprit que les juges, n'ont pas eu autant de force que de zèle. Le législateur

de notre Parnasse a glacé l'éloquence servile de ces petits orateurs philosophes : épouvantés de son air mâle et de sa majesté austère, comme jadis l'esclave Cimbre des regards menaçans de Marius, ils ont jeté la plume en s'écriant: Il n'est pas possible de louer Boileau.

Comment louer, en effet, un homme respectueux pour les anciens, imitateur de leurs beautés, et défenseur de leurs principes; un homme qui n'a point d'es-. prit, et qui met sa gloire à revêtir le bon sens de tous les charmes de la poésie? Comment louer un auteur d'une si rare prudence, d'un goût si sévère, d'une correction si rigide; un auteur inexorable pour les écarts: et les foiblesses, qui n'accorde rien à l'éclat, à l'ambition, au luxe; un critique intolérant, un inquisiteur littéraire, ennemi des nouveautés, sans humanité pour le mauvais goût, sans pitié pour la médiocrité orgueilleuse, sans égard pour les prétentions de la vanité? Comment louer ce farouche censeur du beau sexe, ce poète qui n'est ni galant, ni sensible, et dont le cœur n'a jamais fait un vers ; cet ami de la religion, du gouvernement et des mœurs, qui pense si peu et qui écrit si bien; qui n'est point philosophe et qui se con-., tente d'être sage; qui réunit à la foi d'un humble. fidèle le talent et le style d'un grand maître ? Enfin, comment louer un homme qui a tant loué Louis XIV?· Cela n'est pas possible.

Cet éloge, traité à fond, et d'une manière digne du sujet, jeteroit l'orateur dans de grandes questions, qui paroissent fort supérieures aux petites vues de la philosophie du jour; il faudroit marquer l'influence des lettres sur les mœurs, la liaison intime du bon goût, avec le bon sens, et par conséquent avec le bonheur public; car il n'y a que malheur dans la folie. L'homme qui réforme le goût d'une nation redresse son esprit,

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