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maîtrisé, comme il arrive toujours, par le goût de son siècle. Il y avoit long-temps qu'on n'estimoit plus guère à Rome ni Cicéron ni Virgile. Caligula, qui avoit fait de fort bonnes études, quoiqu'il fût fou, et qui ne manquoit pas d'esprit, quoiqu'il fût un monstre, avoit pour l'auteur des Eglogues, des Géorgiques et de l'Enéide, le plus souverain mépris : il disoit de lui que c'étoit un écrivain sans génie et un homme d'une science fort médiocre Nullius ingenii et minimæ doctrinæ : c'est à-peu-près ce que nous entendons dire aujourd'hui de Boileau et de Racine à quelques imbécilles qui ne sont pas des Caligula, et qui croient bien ridiculement que le moyen de passer pour des gens d'esprit, c'est de ne pas penser comme ceux qui ont le plus d'esprit.

Sénèque, qui en avoit beaucoup, sentit qu'il étoit de son intérêt de rabaisser la réputation de Cicéron pour élever la sienne, parce que son talent ne ressembloit pas du tout à celui de ce grand maître : Diversi conscius generis, comme dit Quintilien. Ce Sénèque, ce bel-esprit, ce faiseur de calembourgs philosophiques, qui aspiroit philosophiquement au trône de l'univers, et qui manqua d'y parvenir, étoit un homme très-intrigant, très-répandu dans le beau monde, très-aimé des belles dames de Rome, à la tête de la principale coterie littéraire, où les Philamyntes latins prononçoient avec l'air du dégoût, que Cicéron étoit un écrivain sans génie et trop périodique. Le sage Quintilien lutta prudemment contre cette épidémie littéraire ; Pline, son disciple, professa hautement les maximes de son illustre maître. Mais qui peut résister au torrent de la mode? Væ tibi, flumen moris humani! s'écrie saint Augustin. Le bon, le sage, l'honnête Pline fut atteint de la contagion universelle : l'esprit étoit à l'ordre du jour, il eut de l'esprit; la recherche dans le style étoit

de bon air, il eut un style recherché ; le naturel paroissoit trivial, il s'en garda; l'affectation faisoit les délices de la bonne compagnie, il fut affecté ; cependant il observa toujours une certaine mesure : dans l'écrivain du siècle de Trajan on retrouve l'admirateur de Cicéron ; dans l'auteur affecté, maniéré, quintescencié, on reconnoît encore le disciple de Quintilien le bon et le mauvais goût semblent se mêler dans ses ouvrages sans se confondre, et l'on diroit que ses écrits ont été placés comme une limite entre l'âge heureux de la perfection et l'époque déplorable de la décadence, participant également à la corruption de l'une et à la pureté de l'autre.

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On a souvent comparé ses lettres à celles de l'orateur romain; cette comparaison me paroît très-injuste: on peut le blâmer, si l'on veut, d'avoir composé un Recueil de lettres, d'avoir travaillé les siennes comme des ouvrages destinés à la postérité, de n'avoir pas senti que le ton de la confiance intime, l'abandon de l'amitié sincère, l'effusion d'un commerce particulier et d'une correspondance amicale, peuvent seuls imprimer au style épistolaire le caractère qui lui est propre. Mais il ne faut pas rapprocher ses lettres de celles de Cicéron il avoit prévu lui-même cette injustice; et dans la seconde lettre du livre neuvième, il répond très-bien d'avance aux littérateurs qui pourroient être tentés d'établir ce parallèle : « Je n'ai pas, » dit-il, les avantages qu'avoit Cicéron dont vous » me proposez l'exemple: son génie étoit très-fertile, » et le temps où il vivoit ne l'étoit pas moins, soit par » la diversité, soit par la grandeur des événemens

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qu'il fournissoit en abondance; pour moi, Vous > savez assez, sans que je vous le dise, dans quelles sbornes je me trouve resserré si je ne veux pas vous

›› envoyer des lettres d'oisif. » En effet, comment les lettres de Pline pourroient-elles être aussi intéressantes pour le fond que celles de Cicéron adressées à Atticus?

Une grande catastrophe se préparoit quand Cicéron écrivoit César et Pompée alloient se disputer, les armes à la main, le droit de commander à Rome et de régner sur le monde ; ils s'attaquèrent par la politique, avant de s'attaquer avec l'épée; l'univers entier étoit dans l'attente les esprits étoient émus, échauffés, partagés ; la tyrannie menaçoit la république; mais on conservoit encore assez de liberté pour penser sans contrainte et parler sans réserve. Atticus, dans le sein duquel Cicéron épanchoit ses alarmes ou ses espérances, ses joies ou ses craintes, étoit un homme très-extraordinaire par sa position et son caractère lorsque le monde se divisoit en deux partis, Atticus seul gardoit la neutralité, indifférent à la cause. de la liberté et aux projets de l'ambition : un tel correspondant ne pouvoit qu'ajouter beaucoup à l'intérêt même des événemens et à celui des conjectures, des incertitudes et des discussions politiques.

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Lorsque Pline composoit ses lettres, Rome étoit depuis long-temps soumise au pouvoir monarchique', déchirée par les Tibère, les Claude, les Néron et les Domitien elle respiroit sous le doux empire de Nerva et de Trajan; mais sa tranquillité même et son bonheur rendoient le tableau de sa situation assez uniforme aussi ne faut-il point chercher dans les Lettres de Pline l'attrait des intérêts politiques : leur principal agrément consiste dans l'idée que l'auteur y donne de son caractère ; il est impossible de les ire et de ne pas aimer Pline, tant il s'y montre orné de toutes les vertus, de toutes les qualités qui constituent l'homme de bien, l'homme sociable, rempli

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de tous les sentimens qui méritent et s'attirent la bienveillance. Quelle noble passion pour la gloire, quelle délicatesse dans les affaires, quelle douceur dans le commerce de la vie, quelle aménité d'humeur, quelle amabilité, quelle indulgence, quelle absence de toutes les passions haîneuses et répulsives, quel concours de toutes les affections expansives et attirantes! Si parmi tant de perfections il étoit permis d'épier quelques foiblesses, il faudroit peut-être lui reprocher un amour un peu trop vif pour les lettres : il a le goût des petits vers ; il en fait, il en parle trop souvent à ses amis; il les convoque trop souvent pour leur lire des pièces de poésie ou des morceaux de prose, des indécásyllabes ou des harangues; il court trop volontiers dans les Lycées et les Athénées de Rome; il porte une indulgence trop facile, qui applaudit à tout, qui excuse tout, qui conçoit trop aisément des espérances et caresse avec trop de foiblesse la présomption des petits auteurs. La capitale du monde étoit alors remplie de bureaux d'esprit, à-peu-près comme Paris l'est maintenant le culte des lettres n'y fut jamais plus ardent, plus minutieux, plus superstitieux qu'à l'époque de leur décadence : elle offroit le spectacle de tous les ridicules littéraires; et Pline auroit été bien digne de ne les point partager. On peut d'ailleurs recueillir dans ses Lettres des renseignemens précieux sur les mœurs, les usages, la vie privée des Romains; sur la construction de leurs maisons, l'ordonnance de leurs jardins, les règles de leur économie domestique. La connoissance des mœurs et des usages est un des principaux fruits que l'on doit tirer de la lecture des ouvrages de l'antiquité; mais il faut pour cela quelqu'attention, et les lecteurs attentifs sont rares.

J'ai cru devoir étendre un peu ces réflexions sur les

Lettres de Pline, parce que nos traités et cours de littérature, même les plus volumineux, n'en parlent que très-succinctement et se bornent presque à offrir des citations je me propose d'en présenter aussi quelquesunes dans un second article, pour faire connoître et la manière de l'original et le style du traducteur.

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Y.

ON

XXXIV.

Suite du même sujet.

N peut remarquer que la littérature n'a pas suivi la même marche chez les nations peu nombreuses, et dans les âges privilégiés sur lesquels elle a répandu son éclat : le siècle de Périclès et l'époque où Démosthènes porta l'éloquence grecque à son dernier degré de perfection, ne sont pas à beaucoup près les mêmes, quoique des historiens qui ont mis l'histoire en roman, comme d'autres ont mis le roman en histoire, n'aient pas balancé à les confondre. Le goût se corrompit à Athènes, dans l'intervalle qui sépare ces deux grands orateurs; la foule des rhéteurs et des sophistes, des beauxesprits, amoureux de vaines paroles et de ridicules subtilités, vint se jeter, pour ainsi dire, entre les deux âges qui virent briller l'éloquence dans toute sa pureté. Ainsi, chez les Grecs, à dater d'une certaine époque, le goût. fut excellent, s'altéra pendant un espace de temps, s'affoiblit d'une manière sensible, et bientôt reprit toute sa force et recouvra tous ses droits, jusqu'à ce que le changement du gouvernement et des mœurs eût amené cette irrévocable dégénération, qui n'a eu d'autre terme que la barbarie, ou qu'une science et une littérature pires que la barbarie même.

En France, les lettres passèrent successivement de

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