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trop près de lui pour le bien louer. Le
temps seul juge les philosophes comme les
rois, et les met à leur place. Le temps a
détruit les opinions de DESCARTES : mais
sa gloire subsiste. Il est semblable à ces rois
détrônés qui, sur les ruines mêmes de leur
empire, paroissent nés pour commander
aux hommes. Tant que la philosophie et
la vérité seront quelque chose sur la terre,
on honorera celui qui a jeté les fondements
de nos connoissances, et recréé, pour ainsi
dire,
l'entendement humain. On louera
DESCARTES par admiration, par reconnois-
sance, par intérêt même ; car si la vérité
est un bien, il faut encourager ceux qui
la cherchent.

Ce seroit aux pieds de la statue de Newton qu'il faudroit prononcer l'éloge de DESCARTES; ou plutôt ce seroit à Newton à louer DESCARTES. Qui mieux que lui seroit capable de mesurer la carriere parcourue avant lui? Aussi simple qu'il étoit grand, Newton nous découvriroit toutes les pensées que les pensées de DESCARTES lui ont fait naître. Il y a des vérités stériles et pour ainsi dire mortes, qui n'avancent de rien dans l'étude de la nature : il y a des erreurs de grands hommes, qui deviennent fécondes en vérités. Après DESCARTES on a été plus loin que lui; mais DESCARTES a frayé la route. Louons Magellan d'avoir fait le tour du globe; mais rendons justice à Colomb, qui le premier a soupçonné

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a cherché, a trouvé un nouveau monde. Tout dans cet ouvrage sera consacré à la philosophie et à la vertu. Peut-être y a-t-il des hommes dans ma nation, qui ne me pardonneroient point l'éloge d'un philosophe vivant; mais DESCARTES est mort, depuis cent quinze ans il n'est plus ; je ne crains ni de blesser l'orgueil, ni d'irriter l'envie.

Pour juger DESCARTES, pour voir ce que l'esprit d'un seul homme a ajouté à l'esprit humain, il faut voir le point d'où il est parti. Je peindrai donc l'état de la philosophie et des sciences au moment où naquit ce grand homme. Je ferai voir comment la nature le forma, et comment elle prépara cette révolution qui a eu tant d'influence. Ensuite je ferai l'histoire de ses pensées. Ses erreurs même auront je ne sais quoi de grand. On verra l'esprit humain frappé d'une lumiere nouvelle, se réveiller, s'agiter et marcher sur ses pas. Le mouvement philosophe se communiquera d'un bout de l'Europe à l'autre. Cependant au milieu de ce mouvement général, nous reviendrons. sur DESCARTES : nous contemplerons l'homme en lui; nous chercherons si le génie donne des droits au bonheur; et nous finirons peut-être par répandre des larmes. sur ceux qui, pour le bien de l'humanité et leur propre malheur, sont condamnés à être de grands hommes.

La philosophie (1) née dans l'Egypte,

dans l'Inde et dans la Perse, avoit été en naissant presqu'aussi barbare que les hommes. Dans la Grece, aussi féconde que hardie, elle avoit créé tous ces systêmes qui expliquoient l'univers, ou par le principe des éléments, ou par l'harmonie des nombres, ou par les idées éternelles, ou par des combinaisons de masses, de figures et de mouvements, ou par l'activité de la forme qui vient s'unir à la matiere. Dans Alexandrie, et à la cour des rois, elle avoit perdu ce caractere original et ce principe de fécondité que lui avoit donné un pays libre. A Rome, parmi des maîtres et des esclaves, elle avoit été également stérile; elle s'y étoit occupée, ou à flatter la curiosité des princes, ou à lire dans les astres la chûte des tyrans. Dans les premiers siecles de l'église, vouée aux enchantements et aux mysteres, elle avoit cherché à lier commerce avec les puissances célestes ou infernales. Dans Constantinople, elle avoit tourné autour des idées des anciens Grecs, comme autour des bornes du monde. Chez les Arabes, chez ce peuple doublement esclave et par sa religion et par son gouvernement, elle avoit eu ce même caractere d'esclavage, bornée à commenter un homme, au lieu d'étudier la nature. Dans les siecles barbares de l'Occi-. dent, elle n'avoit été qu'un jargon absurde et insensé, que consacroit le fanatisme et qu'adoroit la superstition. Fnfin, à la renais sance des lettres, elle n'avoit profité de quel

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et

ques lumieres, que pour se remettre par choix dans les chaînes d'Aristote. Ce philosophe, depuis plus de cinq siecles combattu, proscrit, adoré, excommunié toujours vainqueur, dictoit aux nations ce qu'elles devoient croire. Ses ouvrages étant plus connus, ses erreurs étoient plus respectées. On négligeoit pour lui l'univers; et les hommes accoutumés depuis long-temps: à se passer de l'évidence, croyoient tenir dans leurs mains les premiers principes des choses, parce que leur ignorance hardie prononçoit des mots obscurs et vagues qu'ils croyoient entendre.

Voilà les progrès que l'esprit humain avoit faits pendant trente siecles. On remarque pendant cette longue révolution de temps cinq ou six hommes qui ont pensé et créé des idées ; et le reste du monde a travaillé sur ces pensées, comme l'artisan, dans sa forge, travaille sur les métaux que lui fournit la mine. Il y a eu plusieurs siecles de suite où l'on n'a point avancé d'un pas vers la vérité; il y a eu des nations qui n'ont pas contribué d'une idée à la masse des idées générales. Du siecle d'Aristote à celui. de DESCARTES, j'apperçois un vuide de deux mille ans. Là, la pensée originale se perd, comme un fleuve qui meurt dans les sables, ou qui s'ensevelit sous terre et qui ne reparoît qu'à mille lieues de là sous de nouveaux cieux et sur une terre nouvelle. Quoi donc, y a-t-il pour l'esprit

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ན་

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humain des temps de sommeil et de mort; comme il y en a de vie et d'activité? Ou le don de penser par soi-même est-il réservé à un si petit nombre d'hommes? Ou les grandes combinaisons d'idées sont-elles bornées par la nature, et s'épuisent-elles avec rapidité? Dans cet état de l'esprit humain, dans cet engourdissement général, il falloit un homme qui remontât l'espece humaine; qui ajoutât de nouveaux ressorts à l'entendement; qui se ressaisît du don de penser; qui vit ce qui étoit fait, ce qui restoit à faire, et pourquoi les progrès avoient été suspendus tant de siecles; un homme qui eût assez d'audace pour renverser, assez de génie pour reconstruire, assez de sagesse pour poser des fondements sûrs, assez d'éclat pour éblouir son siecle et rompre l'enchantement des siecles passés ; un homme qui étonnât par la grandeur de ses vues; un homme en état de rassembler tout ce que les sciences avoient imaginé, ou découvert dans tous les siecles, et de réunir toutes ces forces dispersées, pour en composer une seule force, avec laquelle il remuât pour ainsi dire l'univers; un homme d'un génie actif, entreprenant, qui sût voir où personne ne voyoit, qui désignât le but et qui traçât la route, qui seul et sans guide franchit par dessus les précipices un intervalle immense, et entraînât après lui le genre humain. Cet homme devoit être DESCARTES. Ce seroit sans doute un beau spectacle

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