Imágenes de página
PDF
ePub

soit en luy ny en son courroux : car en faisant bonne chere, il prenoit et trahissoit les gens, comme le comte Jacques, qu'il prit et fit mourir vilainement et horriblement, estant ambassadeur devers luy, de par le duc Francisque de Milan; duquel il avoit eu femme et espousé la fille bastarde (1). Mais ledit Francisque fut consentant du cas: car tous deux le craignoient pour sa vertu, et la sequelle qu'il avoit en Italie des Braciques (2): et estoit fils de Nicolo Picinino (3). Et ainsi (comme dit est) prit ce roy Ferrand tous les autres: et jamais en luy n'y avoit grace ne misericorde, comme m'ont conté ses prochains parens et amis : et jamais n'avoit eu aucune pitié ne compassion de son pauvre peuple quant aux deniers. Il faisoit toute la marchandise du royaume, jusques à bailler les pourceaux à garder au peuple, et les leur faisoit engresser pour mieux les vendre. S'ils mouroient, falloit qu'ils les payassent. Aux lieux où croist l'huile d'olive, comme en la Poüille, ils l'achetoient luy et son fils à leur plaisir, et semblablement le froment, et avant qu'il fut meur, et le vendoient aprés le plus cher qu'ils pouvoient; et si ladite marchandise s'abaissoit de prix, contraignoient le peuple de la prendre et par le temps qu'ils vouloient vendre, nul ne pouvoit vendre qu'eux.

Si un seigneur ou baron estoit bon mesnager, ou

(1) La fille bastarde: Druzina Sforza.

(2) Braciques : soldats qui prirent leur nom de Brachivo de Fortibraci, célèbre capitaine de ce temps.

(3) Picinino: ainsi nommé à cause de sa petitesse: il étoit fils d'un boucher, ce qui n'empêcha pas le roi Alphonse de l'honorer du surnom d'Arragon.

cuidoit espargner quelque bonne chose, ils la luy demandoient à emprunter : et il la leur falloit bailler par force et leur ostoient les races des chevaux, dont ils ont plusieurs, et les prenoient pour eux, et les faisoient gouverner en leurs mains, et en si grand nombre, tant chevaux, jumens que poulains, qu'on les estimoit à beaucoup de milliers, et les envoyoient paistre en plusieurs lieux, aux pasturages des seigneurs, et autres, qui en avoient grand dommage. Tous deux ont pris à force plusieurs femmes.

Aux choses ecclesiastiques ne gardoient nulle reverence, n'obeïssance. Ils vendoient eveschez, comme celle de Tarente, que vendit le pere treize mille ducats, à un Juif, pour bailler à son fils, qu'il disoit chrestien. Bailloit abbayes à un fauconnier, et à plusieurs pour leurs enfans, disant : Vous entretiendrez tant d'oyseaux, et les nicherez à vos despens, ct tiendrez tant de gens à vos despens. Le fils ne fit jamais quaresme, ne semblant qu'il en fut maintes années fut sans se confesser, ne recevoir nostre Seigneur et redempteur Jesus-Christ: et pour conclusion il n'est possible de pis faire qu'ils ont fait tous deux. Aucuns ont voulu dire que le jeune roy Ferrand eut esté le pire, combien qu'il estoit humble et gracieux, quand il mourut mais aussi il estoit en necessité.

CHAPITRE XIV.

Comment le roy Alphonse s'enfuit en Sicile, et fit penitence.

OR pourroit sembler aux lisans que je disse toutes ces choses pour quelque haine particuliere que j'aurois à eux mais par ma foy, non fay: ains je le dis pour continuer mes Memoires, où se peut voir dés le commencement de l'entreprise de ce voyage, que c'estoit chose impossible aux gens qui le guidoient, s'il ne fut venu de Dieu seul, qui vouloit faire son commissaire de ce jeune Roy, bon, si pauvrement pourveu et conduit, pour chastier roys si sages, si riches, et si experimentez, et qui avoient tant de personnages sages à qui la deffense du royaume touchoit, et qui estoient tant alliez et soustenus, et mesme voyoient ce faix venir sur eux de si loing, que jamais n'y sceurent pourvoir, ne resister en nul lieu. Car hors le chasteau de Naples, n'y eut aucun qui empeschast le roy Charles VIII un jour naturel : et comme a dit le pape Alexandre qui regne, les François y sont venus avec des esperons de bois, et de la croye en la main des fourriers, pour marquer leurs logis, sans autre peine; et parloit ainsi de ces esperons de bois, parce que pour cette heure, quand les jeunes gens de ce royaume vont par la ville, leur page met une petite broche dedans le soulier ou pantoufle: et sont sur leurs mules, branlans les jambes:

et peu de fois ont pris le harnois de nos gens, en faisant ce voyage: et ne mit le Roy depuis Ast à entrer dedans Naples que quatre mois dix-neuf jours. Un ambassadeur y en eut mis une partie.

Parquoy je conclus ce propos, disant, aprés l'avoir ouy dire à plusieurs bons-hommes de religion et de saincte vie, et à mainte autre sorte de gens (qui est la voix de nostre Seigneur Jesus-Christ, que la voix du peuple) que nostre Seigneur Jesus-Christ les vouloit punir visiblement, et que chacun le cognut, pour donner exemple à tous roys et princes de bien vivre, et selon ses commandemens. Car ces seigneurs de la maison d'Arragon, dont je parle, perdirent honneur et royaume, et grandes richesses, et meubles de toute nature, si departis qu'à grand peine sçaiton qu'ils sont devenus; puis perdirent les corps, trois en un an, ou peu davantage : mais j'espere que les ames n'ont point esté perduës. Car le roy Ferrand, qui estoit fils bastard du grand Alphonse (lequel Alphonse fut sage roy, et honorable, et tout bon) porta grande passion en son cœur de voir venir sur luy cette armée, et qu'il n'y pouvoit remedier et voyoit que luy et son fils avoient mal vescu, et estoient trés-haïs (car il estoit trés-sage roy) et s'y trouva un livre escrit, comme m'ont certifié des plus prochains de luy, qui fut trouvé en deffaisant une chapelle, où y avoit dessus : La verité, avec son conseil secret, et veut-l'on dire qu'il contenoit tout le mal qui luy est advenu: et n'estoient que trois à le voir et puis le jetta au feu.

:

Une autre passion avoit, en ce qu'Alphonse son fils, ne Ferrand, fils de son fils, ne vouloient croire

cette venue: et parloient en grandes menaces du Roy, et en grand mespris, disans qu'ils viendroient au devant de luy jusques aux Monts: et il en fut aucun qui prioit à Dieu, qu'il ne vint jamais roy de France en Italie, et qu'il y avoit veu seulement un pauvre homme de la maison d'Anjou, qui luy avoit fait souffrir beaucoup de peine, qui fut le duc Jehan, fils du roy René. Ferrand travailla fort par un sien ambassadeur, nommé messire Cavillo Pendolfo, de faire demeurer le Roy, l'année de devant, avant qu'il partit de Vienne, luy offrant se faire tributaire de cinquante mille ducats l'an: et tenir le royaume de luy à foy et hommage: et voyant qu'il ne pouvoit pas parvenir à aucune paix, ny appaiser l'estat de la ville de Milan, luy prit une maladie dequoy il mourut: et en ses douleurs eut confession, et comme j'espere, repentance de ses pechez. Son fils Alphonse, qui tant avoit esté terrible et cruel, et tant feist le mestier de la guerre, avant que le Roy partist de ladite ville de Rome, renonça à sa couronne et entra en telle peur, que toutes les nuicts ne cessoit de crier qu'il oyoit les François, que les arbres et les pierres crioient France: et jamais n'eut hardiesse de partir de Naples mais au retour que fit son fils de Rome, le mit en possession du royaume de Naples, et le fit couronner et chevaucher par la ville de Naples, accompagné des plus grands qui y estoient, comme de dom Ferrand son frere, et du cardinal de Gennes, estant ledit nouveau Roy au milieu, et accompagné des ambassadeurs qui y estoient, et luy fit faire toutes lesdites solemnitez, qui sont requises, et luy se mit en fuite, et s'en alla en Cecile avec la Reine sa belle

« AnteriorContinuar »