courtoisie, assez rare chez un bibliophile, jusqu'à lui permettre d'éditer le Bel Inconnu, d'après le manuscrit unique dont il est l'heureux possesseur. » Le monde savant partagera la reconnaissance de l'éditeur pour la complaisance extrême du propriétaire, et saura gré à M. Hippeau du soin qu'il a pris de mettre au jour le Bel Inconnu. Son introduction en facilite la lecture par une bonne analyse, et nul embarras n'arrête, si l'on veut bien consulter le Glossaire; car, cette fois, M. Hippeau a fait un Glossaire, sur les instances de littérateurs médiocrement versés dans la connaissance de la langue romane. On s'était plaint justement de n'en pas trouver à la fin de Garnier et de Richard de Fournival. Le Bel Inconnu en a un qui abonde en renseignements. L'auteur, outre la traduction française, y donne, autant qu'il le peut fet il le peut souvent), les mots appartenant aux langues celtique, latine et germanique, dont ceux de son texte lui ont paru provenir. Peut-être y a-t-il parfois matière à controverse dans quelques rapprochements; il le sait et n'en présente pas moins ses savantes conjectures, certain que de telles controverses sont fécondes. Outre la belle Introduction, où l'auteur traite de la manière dont doivent être édités les écrivains du moyen âge, outre le texte et le Glossaire, le volume contient ly Beaus Desconus, traduction en vers anglais, trouvée parmi les manuscrits du British Museum. « Nous nous sommes fait un devoir, dit M. Hippeau, d'en prendre une copie et d'en enrichir notre édition princeps du Bel Inconnu. Les savants anglais, qui publient les imitations ou les traductions faites chez eux de nos romans d'aventures, ne nous en voudront pas de les avoir devancés dans la publication de Sir ly Beaus Desconus, et d'avoir mis à la suite d'un poëme français du XIIIe siècle, un texte anglais apparte. nant à l'époque de l'auteur de Canterbury Tales, le poétique traducteur de nos trouvères. » Le poëme anglais a 2130 vers; le poëme français en contient 6122. Nous terminerons cet article par une nouvelle qui fera plaisir aux amateurs de notre vieille littérature: l'infatigable M. Hippeau a sous presse Messire Gauvain, ou la Vengeance de Radiguel, poëme de la Table-Ronde; et deux poëmes d'aventures, Amadas et Idoine, et Protesilaus.* Julien TRAVERS. LES MAITRESSES DU RÉGENT, étude d'histoire et de mœurs sur le commencement du xvme siècle, par M. DE LESCURE.-Paris, Dentu, 1860, In-12. « Je n'aime pas les plaisirs innocents, » disait Mme de Longueville pendant un ennuyeux et interminable séjour qu'elle fit en Normandie...... auprès de son mari. M. de Lescure a écrit le présent livre à l'usage des jolies femmes du jour qui partagent l'opinion tant soit peu hardie de l'aimable duchesse. Il l'a écrit aussi, Dieu merci! hâtons-nous de le dire, pour les hommes sérieux et les curieux d'anecdotes qui ne trouvent pas indigne de l'histoire de franchir le seuil des alcôves galantes du trop galant XVIIIe siècle. Cette histoire des maîtresses du Régent, qui commence à la petite Léonore, fille du concierge du Garde-Meubles du Palais-Royal, dont Philippe, à peine âgé de quatorze ans, eut un enfant et finit à la Phalaris, sur les genoux de laquelle il mourut à quarante-neuf ans, n'a pas une grande importance historique, puisque — pour le bonheur de la France et comme le fait très-bien observer M. de Lescure : « Toute la vertu de ces femmes consiste en ce qu'elles n'ont pas eu d'histoire; faciles à vaincre, elles demeurèrent faciles à renvoyer, et tout cela sans que la France s'en mêlât. » Cependant, si l'influence de quelques-unes de ces maîtresses issues du monde de la cour, telle que Mme d'Argenton, Mine de Sabran, Mme de Prie, Mme de Tencin ou Mme de Parabère, n'eut pas un caractère précisément politique, comme plus tard celle des Châteauroux, des Pompadour ou des Dubarry sur le faible Louis XV, leurs relations avec le Régent sont, pour l'histoire des mœurs, une mine féconde à consulter. Le Régent n'était pas d'un goût très-délicat dans le choix et la qualité de ses amours; la plupart du temps il aurait pu répondre comme le marquis de Caraccioli au roi, qui lui demandait s'il réussissait à faire l'amour à sa cour: « Sire, je l'achète tout fait; de sorte qu'il a promené les fantaisies de son cœur de la grisette à la grande dame, et de la bourgeoise à la fille d'Opéra. D Voilà des promenades qui prêtent longuement à l'étude, et, dans ces rencontres, il est impossible que le lecteur avide d'instruction ne recueille pas à foison mille petits faits curieux, dont un judicieux emploi fera merveilleusement connaître cette société si corrompue déjà, mais si aimable et si spirituelle encore, M. de Lescure n'a pas négligé le côté littéraire de cette époque notable qui venait de voir mourir Despreaux et débuter Voltaire; car, alors, la littérature comptait pour beaucoup dans l'estime et même dans la vie des grands. A ce titre, le livre qui nous occupe ici trouvera sa place marquée dans la bibliothèque de tous les hommes d'étude. Dans l'énumération des beautés qui animaient de leurs saillies et embellissaient de leurs charmes les petites fêtes du Palais-Royal, M. de Lescure fait comparaître « les petites Souris, deux sœurs qui grignotaient fort proprement les millions et les cœurs.>> Je regrette que l'auteur n'ait pas fouillé plus avant dans la biographie de ces dames, il y aurait trouvé des motifs sérieux de les traiter moins durement, et une occasion de plus de faire briller le talent poétique de Philippe d'Orléans, dont il nous donne de charmants échantillons dans le chapitre sur Mme d'Argenton. Cette demoiselle Souris, dont le véritable nom était Louise Cavelier, devint madame Lévêque et écrivit sous ce nom de nombreux romans, parmi lesquels on peut citer, Célénie, Lélia, le Prince des Aigues Marines, le Siècle ou les Mémoires du comte de Solinville, etc. Elle était d'une merveilleuse beauté, d'un esprit charmant, et le surnom de Souris lui vint de la vivacité singulière de ses yeux. Elle était si jolie, et on parlait d'elle sous ce rapport avec tant d'éloge, que le Régent voulut la connaître. C'était au moment même où elle fit paraître son premier ouvrage; après lui avoir été présenté, Philippe d'Orléans lui envoya les vers suivants : Enfin ton ouvrage se livre, Belle friponne de Souris ; Dis-moi, trouve-t-on dans ce livre De crainte qu'un rival m'extorque Comme Mme Lévêque était en train de lire ces vers à ses amis réunis à souper chez elle, survint l'abbé Vasini qui avait la réputation d'improvisateur ingénieux; il répondit aussitôt : 1 Libraire du quai des Augustins, Oui, certes, pour la lire, on accourt, on s'empresse, Beaux esprits lisez-la; pour moi, tous mes désirs Si je rapporte cette anecdote, qui a été recueillie par M. de Lescure, c'est pour ne pas, sans sortir du sujet de son livre, priver les lecteurs du plaisir des surprises qui les attendent à chaque page, en reproduisant une de celles qu'il a données avec cette profusion qui n'appartient qu'à l'érudition la plus profonde et la plus variée. Je leur recommande les Maitresses du Régent comme un des ouvrages le plus amusants et en même temps le plus instructifs, qui aient paru cette année dans la série des publications historiques. Je n'ajouterai qu'un mot : L'abondance des détails ne nuit en rien, dans cette intéressante production, à la clarté de la forme et la méthode, que le sujet impose à l'auteur, n'exclut pas dans son livre l'imprévu du roman. Albert DE LA FIZELIÈRE. HISTOIRE DU CONSEIL SOUVERAIN D'ALSACE, par MM. et de NEYREMAND. 4 vol. in-8. Paris, Durand et Aubry, 1860. PILLOT 6 » On ne saurait étudier avec trop de soin l'histoire de ces grands corps judiciaires qui ont porté à un si haut degré l'amour de l'esprit provincial, et résumé pour ainsi dire les annales des pays auxquels ils étaient préposés. Les anciens parlements, en effet, ne s'occupaient pas seulement des affaires judiciaires du ressort, mais bien aussi de la politique intérieure, de la haute administration, et il suffit pour s'en convaincre de lire les dépêches échangées entre Colbert et les premiers présidents des cours souveraines pour s'édifier entièrement à cet égard. Des auteurs consciencieux et savants nous ont déjà fait connaître le passé et le rôle des parlements de Metz, de Rouen, de Douai, de Dijon; il était naturel que le parlement, je veux écrire le conseil souverain d'Alsace, ne demeurât pas dans l'ombre et complétât cet ensemble qui s'applique presque à toute une partie de la France. Deux membres considérables de la Cour de Colmar, M. le président Pillot, et M. le conseiller de Neyremand, se sont dévoués à cette œuvre, l'histoire de leurs ancêtres judiciaires, et ils ont tout à fait réussi, car ils ont fait un livre savant, agréable à lire, rempli de faits, de particularités, de détails et d'anecdotes piquantes même. Je regrette de ne pouvoir, dans les étroites limites qui me sont imposées, tenter une étude assez étendue pour en donner une idée suffisante à mes lecteurs; du moins vais-je essayer de dire en quelques mots ce qu'a été le conseil souverain d'Alsace. Au lendemain de la conquête, des démarches furent faites pour priver la nouvelle province d'une cour souveraine, et laisser, par une exception au moins bizarre, les tribunaux alsaciens relever de la chambre impériale de Spire. Mais le gouvernement ne put prendre au sérieux un pareil projet, et dès 1648 fut instituée à Vieux-Brisach une chambre royale et souveraine pour remplacer la régence d'Ensisheim, qui, sous la présidence du comte d'Harcourt, ressemblait médiocrement à un corps judiciaire, et cumulait très-étroitement les pouvoirs de magistrature et d'administration. L'édit de septembre 1657 la transformait en conseil souverain spécialement judiciaire, peu nombreux, et installé d'abord à Ensisheim avant d'être ramené au Vieux-Brisach son premier président fut M. de Colbert, marquis de Croissy, intendant de la province. Le reste du siècle s'acheva en vains efforts pour obtenir à cette compagnie le titre de parlement, qui lui fut constamment refusé, et en diverses augmentations dans le ressort et le personnel. Au commencement du xviiie siècle, le conseil fut définitivement composé de deux présidents, cinq conseillers chevaliers d'honneur, vingt-deux conseillers, un procureur général, un avocat général, deux substituts, deux greffiers en chef, et transféré à Colmar. Mais la guerre le déplaça souvent, bien que son chef-lieu fût désormais officiellement en cette ville. Le conseil demeura assez calme pendant la grande agitation du parlement, et quand il se décida à émettre son avis après la convocation des notables, il se montra, malgré des maladresses bien inutilement commises à son égard, partisan de la politique royale. Le 25 novembre 1790 eut lieu l'installation du tribunal du district de Colmar, et par conséquent disparut le conseil souverain après cent quarante-deux ans d'existence et de dévouement réel aux intérêts de l'Alsace. La plupart de ses membres durent s'expatrier pendant la tourmente révolutionnaire; quelques-uns furent emprisonnés, aucun d'eux ne monta sur l'échafaud terroriste, sinon le conseiller Müller, et encore ne fut-il condamné que pour avoir fait passer de l'argent à son fils émigré! On lira avec un vif plaisir le travail de MM. de Neyremand et Pillot, et le plus bel éloge qu'on puisse en faire est, ce me semble, de prédire aux auteurs autant de lecteurs hors de l'Alsace qu'en Al sace. E. DE BARTHÉLEMY. |